Nous y sommes! Ce 300ème kaléidoscope inaugure une nouvelle année. Je vous avais fait part dans les précédents de mes doutes et de mes interrogations sur l’intérêt de la poursuite de ces envois « hebdromadaires » ( merci Prévert pour ce joli mot-valise!) : « Ne nous prive pas de cette ouverture sur le monde – Je ne suis pas toujours d’accord mais tes kaléidoscopes ne me laissent jamais indifférente- On sera triste si tu arrêtes… ». Je vous remercie pour ces messages d’encouragement qui m’incitent à poursuivre l’envoi de ces modestes chroniques.
Je n’avais pas prévu de commencer l’année par l’évocation de créateurs disparus mais les débuts d’années sont décidément meurtriers: en janvier 2023 Russell Banks nous quittait ( voir K216 ) et la camarde vient d’emporter deux créateurs dont l’œuvre a été reconnue dans les années 90 et était depuis quelques années, un peu tombée dans un injuste oubli. David Lodge, mort le premier janvier, portait dans ses romans très drôles un regard acerbe sur la société et en particulier sur le monde universitaire qu’il connaissait très bien pour y avoir enseigné pendant plus de trente ans la littérature anglaise. Lisez Thérapie, Un tout petit monde ( dont Umberto Eco disait dans sa préface qu’il était un des livres les plus amusants et les plus férocement hilares publiés au cours de ce siècle). J’ai une tendresse particulière pour Nouvelles du paradis où un ancien prêtre va rencontrer à Hawaï une femme qui va l’initier aux délices de l’amour et lui permettre de reprendre goût à la vie. Mais le livre est aussi une bouleversante réflexion sur la mort qui se conclut par une magnifique citation de Miguel de Unamuno tirée du Sentiment tragique de la vie: « Dans le repli le plus secret de l’esprit de l’homme qui croit que la mort mettra fin à sa conscience personnelle et même à sa mémoire à tout jamais, dans ce repli intime une ombre plane, à son insu peut-être, une ombre vague se cache, l’ombre de l’ombre d’une incertitude, et tandis qu’il se dit : « il n’y a rien d’autre à faire que de vivre cette vie fugitive, car il n’y en a pas d’autre ! » en même temps il entend, dans ce repli très secret, son propre doute lui murmurer : « qui sait ?… » Il n’est pas sûr d’entendre correctement, mais il entend. De même, dans quelque repli de l’âme du vrai croyant qui a foi en la vie future, une voix étouffée, la voix du doute, murmure à l’oreille de son esprit : « qui sait ?… » Peut-être que ces voix ne sont pas plus fortes que le bourdonnement des moustiques lorsque le vent rugit dans les arbres de la forêt ; c’est à peine si on perçoit ce bourdonnement, et pourtant, au milieu de l’orage qui gronde, on l’entend. Comment, sans ce doute, pourrions-nous vivre ? »
Tous les livres de David Lodge sont disponibles dans la collection Rivages Poche.
« Alors, mon papa m’a dit que tous les jours il y a des gens qui deviennent morts et que personne sait pourquoi. C’est comme ça. C’est les règles. Et puis, il est redescendu. Je suis resté assis sur mon lit, très longtemps. Assis comme ça, longtemps, longtemps. J’avais quelque chose de cassé à l’intérieur, je sentais ça dans mon ventre et je savais pas quoi faire. Alors, je m’ai couché par terre. J’ai tendu le doigt avec lequel faut pas montrer et je l’ai appuyé contre ma tête. Et puis j’ai fait poum avec mon pouce et je m’ai tué. »
C’est ainsi que commence Quand j’avais cinq ans je m’ai tué, le livre le plus connu d’Howard Buten qui vient de mourir en ce début du mois de janvier à l’âge de 74 ans, atteint depuis de longues années par la maladie d’Alzheimer. Après des études de psychologie, il crée son personnage de clown: Buffo ( on prononce Bouffo) a un visage blanc, le bout du nez peint en rouge, un bonnet et des mitaines. Il promène sa silhouette étrange, sa démarche saccadée, ses grands yeux attendrissants et ses mimiques ahuries, faisant surgir du cœur de son violoncelle des violons de plus en plus petits dont il parvient tout de même à sortir des sons insolites ainsi qu’un poulet en plastique! Plus de trente ans après, je n’ai pas oublié cet univers lunaire , ces sketches muets ou au langage incompréhensible dont se dégageait pourtant une incroyable émotion qui nous faisait passer du rire aux larmes.
Howard Buten crée à chaque fois des personnages inoubliables comme Hoover, le clown désargenté de son roman Monsieur Butterfly , qui se voit confier quatre enfants psychotiques profonds avec lesquels il se sent en harmonie malgré leur étrange comportement.
En même temps qu’il crée Buffo, Howard Buten part à la rencontre des enfants autistes et fonde en 1997 à Saint-Denis le centre Adam Shelton qui les accueille encore aujourd’hui . Il leur consacre un de ses plus beaux livres Ces enfants qui ne viennent pas d’une autre planète: LES AUTISTES. L’amour qu’il porte à ces enfants qu’on ne comprend pas éclate à chaque page: « J’essaye d’être présent avec les enfants et de les aimer. Je fais tout pour comprendre ce qui les rend malheureux, et ce qu’il les rend plutôt heureux, pour qu’on puisse essayer de les rendre plus heureux et moins malheureux. (…) Être différent, c’est pas forcément être malheureux. Et je crois même que c’est plutôt nous qui sommes malheureux que les autistes soient différents. »
À vrai dire, David Lodge et Howard Buten ne sont pas vraiment morts puisqu’ils continuent de nous émouvoir, de nous faire rire ou de nous faire pleurer au même titre que Wolinski, Charb, Honoré, Tignous,Cabu …ne sont pas morts il y a 10 ans dans la salle de rédaction de Charlie. Ils nous donnent tous des leçons de vie et je revois le visage souriant de Cabu, en novembre 2008, lorsqu’il nous donne la primeur de son dessin de couverture de Charlie, un portrait de Barack Obama qui vient d’être élu ( une autre époque!), j’entends encore son rire si communicatif, ses cris d’enthousiasme au théâtre antique de Vienne , au concert de Cab Calloway. Et je me souviens que Cabu est l’une des personnes les plus généreuses que j’ai rencontrée.
J’espère qu’en 2025, nous saurons , même si le monde poursuit sa course folle, profiter, comme Jean Giono nous y invite, de la « rondeur des jours ».
« Les jours commencent et finissent dans une heure trouble de la nuit. Ils n’ont pas la forme longue , cette forme des choses qui vont vers des buts : la flèche, la route, la course de l’homme. Ils ont la forme ronde, cette forme des choses éternelles et statiques: le soleil, le monde, Dieu. (…) Nous avons oublié que notre seul but, c’est vivre et que vivre nous le faisons chaque jour et tous les jours et qu’à toutes les heures de la journée nous atteignons notre but véritable si nous vivons. Tous les gens civilisés se représentent le jour comme commençant à l’aube ou un peu après, ou longtemps après, (…) puis qu’il finit quand ils ferment les paupières. Ce sont ceux-là qui disent : les jours sont longs.
Non, les jours sont ronds.
Nous n’allons vers rien, justement parce que nous allons vers tout, et tout est atteint du moment que nous avons tous nos sens prêts à sentir. Les jours sont des fruits et notre rôle est de les manger, de les goûter doucement ou voracement selon notre nature propre, de profiter de tout ce qu’ils contiennent, d’en faire notre chair spirituelle et notre âme, de vivre. Vivre n’a pas d’autre sens que ça. »
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