J’aurais aimé boire un verre avec elle au comptoir d’un bar, entendre sa voix que j’imagine chaudement voilée par les vapeurs d’alcool et de cigarette, j’aurais aimé danser une valse avec elle…non, ça ce n’est pas vrai! J’aurais aimé savoir danser la valse pour éviter de lui marcher sur les pieds comme le personnage (qu’elle surnomme “Charlie galop-débridé”!) de la nouvelle intitulée “La valse”. Ce petit bijou d’humour décapant de huit pages est le monologue intérieur d’une femme qui s’en veut d’avoir accepté l’invitation à la valse d’un homme: “je n’ai pas envie de danser avec lui. Je n’ai envie de danser avec personne. Et même si j’en avais envie, ça ne serait pas avec lui. Il serait au moins dans les dix derniers de la liste. J’ai vu comment il dansait ; ça ressemble à ce qui se pratique la nuit de Walpurgis.”  

 En quelques phrases, le temps d’une valse, Dorothy Parker condense la vie de cette femme ancrée dans sa solitude: “Je ne demande pas grand-chose : qu’on me laisse toute seule dans mon petit coin de table tranquille, pour que je puisse passer la soirée à ressasser mes malheurs. (…) Je suppose que c’est la seule règle sur laquelle on puisse compter dans la vie: tout est toujours pire que ce qu’on pensait.” 

   Le pessimisme de la nouvelle qui confine parfois au désespoir n’empêche pas l’ironie d’affleurer :”Je suppose que je devrais être contente qu’au moins l’un d’entre nous passe un bon moment. Je suppose que je devrais m’estimer heureuse si je suis encore vivante quand il me ramènera à ma place. C’est peut-être exagéré d’exiger d’un homme qui est presque un étranger qu’il laisse vos tibias dans l’état où il les a trouvés. Après tout le pauvre garçon fait tout ce qu’il peut. Il a probablement grandi dans la cambrousse, sans aucune éducation. Je parie qu’il fallait le jeter par terre, sur le dos, pour l’obliger à mettre ses souliers.(…) Je crois que je suis aussi bien ici. Aussi bien que si j’étais dans une bétonnière en pleine action.”


   On n’est guère surpris qu’on ait surnommé Dorothy Parker “The wit” (l’esprit) tant elle porte un regard acéré sur la société américaine des années 20 et 30. Née en 1893 dans un milieu aisé, ses critiques littéraires au New Yorker et dans Vanity Fair sont attendues avec inquiétude: pas de demi-teintes, ce n’est pas le genre de la maison!   Ses poèmes désenchantés, “Enough Rope” ( “Assez de corde”… pour se pendre), publiés en 1928 ont beaucoup de succès. Pour gagner sa vie elle sera, comme beaucoup d’écrivains, scénariste à Hollywood ( William Faulkner qualifiera de “mines de sel” les studios d’Hollywood où il est lui aussi scénariste.)   Très engagée, elle prend la défense de Sacco et Vanzetti, sera victime du maccarthysme: inscrite sur la liste noire elle ne pourra plus travailler à Hollywood.


   Aujourd’hui Dorothy Parker est presque tombée dans l’oubli, je n’ai trouvé son nom dans aucune encyclopédie de la littérature, pas de trace non plus dans les dictionnaires que j’ai consultés. Ses nouvelles ne sont pas toutes disponibles en français.
   Je connaissais Dorothy Parker de réputation mais je ne l’avais jamais lue et c’est grâce à Zabou Breitman que j’ai découvert son univers: ce mardi 23 novembre, “Dorothy” au théâtre de Vienne, “Zabou Breitman fait revivre cette femme hors du commun en s’appuyant sur cinq de ses plus fortes nouvelles.”


   D’une certaine manière ces nouvelles, d’une incroyable lucidité, souvent désabusées, tour à tour tendres et dures, dressent, en creux, un portrait de Dorothy, une femme forte et fragile, une américaine libre, émancipée, avec ses amours malheureuses, ses moments de dépression, ses problèmes d’alcool… Elle fut l’amie de Francis Scott Fitzgerald, d’Ernest Hemingway, de Tennessee Williams et fait partie, elle aussi, de cette génération perdue et de ces années folles. Les personnages de Dorothy Parker nous touchent et nous émeuvent parce qu’ils lui ressemblent. Il y a chez eux une fêlure.


   Dorothy Parker avait l’art de la formule, en voici quelques-unes:
   L’auteur dramatique Clara Booth Luce et Dorothy Parker étaient ennemies. Rencontrant Parker devant une porte, Luce s’inclina : “L’âge avant la beauté” dit-elle. Parker passa devant elle. Puis elle se retourna et dit : “Les perles avant les cochons.”


   Le mari de Dorothy Parker, Alan Campbell, mourut d’une overdose. Une certaine Mrs Jones, qui se mêlait sans cesse des affaires d’autrui, interrogea Dorothy Parker:    “Ma chère, dites-moi ce que je peux faire pour vous.”    Parker répondit : “Trouvez-moi un nouveau mari.”


   Il y eut un silence, puis Mrs Jones déclara:”Je crois bien que voilà la phrase la plus dénuée de cœur et la plus écœurante que j’ai entendue de ma vie.”   Parker soupira et dit avec douceur :”Je regrette. Alors courez au coin de la rue me chercher un sandwich au jambon et fromage, et dites-leur d’avoir la main légère avec la mayonnaise.”


   “Elle parle 18 langues et ne sait dire “non” dans aucune.”


   “L’amour c’est comme du mercure dans la main. Garde-la ouverte, il te restera dans la paume ; resserre ton étreinte, il te filera entre les doigts.”

   Dorothy Parker termina sa vie pauvrement et oubliée de tous en 1967 dans une chambre d’hôtel de Manhattan où on la retrouva avec son vieux chien et une bouteille d’alcool. 

 Dans son testament elle léguait ses droits d’auteur et ses biens au NAACP (l’association nationale pour l’avancement des gens de couleur) proche de Martin Luther King.
Elle avait proposé pour son urne funéraire l’inscription suivante: “Excuse my dust”: “pardon pour la poussière”.

Benoîte Groult, dont il n’est pas inutile de relire aujourd’hui le plaidoyer féministe “Ainsi soit-elle” a traduit en 1960 un recueil de nouvelles encore disponible, intitulé “La vie à deux”. Voici un extrait de sa préface:   “La vie de Dorothy Parker a cela d’émouvant qu’elle ressemble étrangement à celle de ses personnages. Célèbre à 25 ans, amie des Fitzgerald et d’Hemingway, considérée à 30 ans comme un des plus brillants auteur des années folles, admirée pour son talent et redoutée pour son humour, elle termina misérablement sa vie dans une chambre d’hôtel de Manhattan, avec son vieux chien pour tout compagnon et une bouteille d’alcool pour illusion. Sa causticité, ses opinions politiques aussi (elle fut poursuivie en 1951 par la Commission des Activités anti-américaines) , l’âge enfin, l’avaient peu à peu condamnée à la solitude. Celle qui avait incarné si parfaitement l’esprit brillant des années 30, l’émancipation sexuelle, le droit à toutes les libertés pour les femmes, celle d’aimer  et celle d’être infidèle, la fureur de vivre aussi et le désespoir élégant qui caractérisaient cette époque, passa de mode avec la grande dépression américaine et survécut trente ans à ce désastre, oubliée de tous.”

Outre ce recueil disponible en 10.18, on trouve en librairie deux autres recueils de nouvelles:

Comme une valse. Lui aussi en 10.18

Monsieur Dunant et autres histoires de couples aux éditions Sillage.

Hymnes à la haine. 19 poèmes chez Phébus dans la collection de poche Libretto.

Articles et critiques chez Christian Bourgois.

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