Mon premier kaléidoscope, en mai 2018, était né de la vision des Routes de l’esclavage, une impressionnante série de quatre documentaires qu’on peut aujourd’hui retrouver en DVD.
Quelques mois plus tard, K25 évoquait l’esclavage qui existe encore aujourd’hui, au moment de la parution du 1 centré sur le sujet.
La mort d’Ernest J. Gaines ce 5 novembre ( dont la presse a peu parlé) m’a vraiment attristé et cela restera un de mes regrets de libraire de ne pas l’avoir rencontré.
Il faut rendre justice à Liana Levi de l’avoir publié dès 1989. À ce jour on lui doit douze livres, tous disponibles dans Piccolo, sa belle collection de poche, tous traduits par Michelle Herpe-Voslinsky.
Ernest J. Gaines – l’aîné de douze enfants – naquit en 1933 dans une plantation de Louisiane. « Je suis né un dimanche pendant la saison de la canne à sucre, et ma mère est repartie aux champs deux ou trois jours après ma naissance. Ces hommes et ces femmes du Sud sont les héros de ma vie : qu’ils aient survécu avec tant de dignité, voilà ce que je cherche à rendre.»
Très vite, dès ses études où il dévore les nouvelles de Maupassant et les auteurs russes, il réalise que son monde ne figure pas dans les livres et ceux qu’il va écrire seront profondément enracinés dans le sud des États-Unis, en particulier la Louisiane. On a pu dire de lui qu’il était le Faulkner noir et c’est vrai que dans toute son œuvre, il donne une voix à ceux qui n’en ont pas, il fait revivre une communauté qui n’a pas eu la parole.
Tous ses livres sont des plaidoyers contre la ségrégation et les préjugés, tous ses livres sont marqués, comme au fer rouge, par l’esclavage qu’ont subi ses ancêtres. En particulier Autobiographie de Miss Jane Pittman qui révèle Gaines aux États-Unis en 1971. Le roman donne la parole à une femme âgée de 110 ans qui a connu l’esclavage pendant la guerre de sécession et le combat pour les droits civiques : le livre aurait pu s’appeler Cent ans de servitude.
Mais c’est en 1994 Dites–leur que je suis un homme qui va vraiment faire connaître l’œuvre de Gaines. Peu de livres m’ont bouleversé à ce point et je l’ai conseillé des centaines de fois à la librairie.
C’est l’histoire de Jefferson, un jeune noir illettré accusé d’avoir tué un blanc. Croyant bien faire, son avocat , commis d’office, va le dépeindre en animal, estimant que les jurés ne voudront pas faire mourir sur la chaise électrique un animal. Condamné à mort, Jefferson va se comporter en prison comme un cochon, mangeant à même l’écuelle. Un instituteur, noir lui aussi, va l’aider à prendre conscience de son humanité, à retrouver sa dignité humaine et à relever la tête.
« Tu sais ce que c’est qu’un mythe, Jefferson ? Lui ai-je demandé. Un mythe est un vieux mensonge auquel les gens croient. Les blancs se croient meilleurs que tous les autres sur la terre ; et ça, c’est un mythe. La dernière chose qu’ils veulent voir, c’est un Noir faire front, et penser, et montrer cette humanité qui est en chacun de nous. Ça détruirait leur mythe. Ils n’auraient plus de justification pour avoir fait de nous des esclaves et nous avoir maintenus dans la condition dans laquelle nous sommes. Tant qu’aucun de nous ne relèvera la tête, ils seront à l’abri. Je veux que tu ébrèches leur mythe en faisant front. Je veux que toi -oui, toi- tu les traites de menteurs. Je veux que tu leur montres que tu es autant un homme, davantage un homme qu’ils ne le seront jamais. »
Lisez ce roman magistral porté par une écriture puissante, sans fioritures. Ernest J. Gaines a écrit un grand livre dérangeant. Les dernières pages de “Dites-leur que je suis un homme” sont d’une bouleversante intensité.
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