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KALÉIDOSCOPES !

Fragments culturels paraissant chaque samedi matin

Kaléidoscope 324: Panser les mots, penser les maux!

.  Un mois après avoir laissé ( K321: Au loin la liberté de Jacques Rancière: relire Tchekhov par Cécile Douyère) les commandes de mon kaléidoscope, je donne à nouveau la parole à Cécile qui vous recommande la lecture du petit livre de Laure Murat que j’ai aussi trouvé très stimulant. J’avais consacré il y a près de cinq années ( K116 à retrouver ici  ) un kaléidoscope consacré à la « rècriture politiquement correcte » de « Dix petits nègres ».

   Laure Murat évoque la réécriture par Percival Everett du livre majeur de Mark Twain Les aventures de Huckleberry Finn , un livre dont Ernest Hemingway considérait que toute la littérature moderne américaine découle de lui: « C’est le meilleur livre que nous ayons eu. Tout ce qui s’écrit en Amérique vient de là… ». Lisez ce chef-d’œuvre traduit par Bernard Hœpffner dans la collection de poche des éditions Tristram avant de lire James , grand succès aux USA -où il a reçu le prestigieux National Book Award- qui paraîtra le 22 août en France : c’est un livre important que j’ai eu le privilège de lire: c’est à la fois un grand roman d’aventure et l’histoire de l’esclavage racontée du point de vue d’un esclave au double langage. Je vous reparlerai de ce roman troublant qui renouvelle notre regard sur le racisme. Je suis persuadé que Percival Everett -l’auteur d’une vingtaine de livres très différents- sera enfin reconnu avec « James » comme l’un des grands écrivains américains. Nous l’avons reçu à deux reprises à la librairie Lucioles où nous lui avons remis en 2008 le prix Lucioles pour le bouleversant «Blessés ».

 Panser les mots, penser les maux !

   Lorsque j’ai su que le n-word allait être retiré du roman culte d’Agatha Christie « Dix petits nègres » ma réaction instinctive a été de m’en féliciter. Ce sentiment était sans doute teinté d’une part d’expiation pour m’être délectée sans aucun état d’âme de ce roman relu maintes et maintes fois autour de mes dix ans, et parce qu’à la même période j’aggravais mon cas en commandant régulièrement, à haute voix, dans la boulangerie de ma campagne d’enfance une délicieuse meringue ronde parsemée de copeaux de chocolat et au nom si peu présentable qu’il contenait lui aussi ce n-word. 

   Je me suis rapidement rendu compte que les choses étaient beaucoup plus complexes que cela et que, les initiatives ou volontés de « nettoyage » des textes anciens se succédant dans la plus grande confusion et la plus incompréhensible cacophonie, statuer sur une question sans avoir pris la peine de la « penser » était sans doute ce que l’on pouvait concevoir de pire. C’est pourquoi c’est avec une vraie délectation que je viens de lire, Toutes les époques sont dégueulasses, le dernier petit opuscule de Laure Murat, professeur à l’UCLA, édité chez Verdier, dans la collection de poche les arts de lire.

   Encore une fois ce sont les concepts qui nous sauvent et nous permettent rapidement de trancher dans la brume bien épaisse des innombrables articles et émissions sur le sujet. Pour sortir de ce fatras Laure Murat nous invite à distinguer deux notions finalement assez simples, Réécriture et Récriture

   La Réécriture est un acte créateur qui s’empare d’une œuvre pour en faire quelque chose d’autre, animé par l’envie de poursuivre la voie ouverte par le créateur initial ou par celle de vouloir la partager. Du côté de la réécriture on rangera donc la traduction, l’adaptation littéraire ou cinématographique, la reprise et ce notamment quand elle cherche à faire écho à l’œuvre initiale. La prochaine rentrée littéraire accueillera par exemple James de Percival Everett, qui réécrit Les Aventures de Huckleberry Finn du point de vue de d’un héros miroir du Jim de Mark Twain. Ici la création est libre et ne s’expose qu’aux jugements laudateurs ou détracteurs des lecteurs ou spectateurs.

   Bien loin de cette contrée, se situe ce que Laure Murat désigne sous le terme Récriture dont l’objectif relève d’une logique tout à fait différente puisqu’il s’agit de soumettre le texte à une norme de manière à le rendre conforme à une forme d’orthodoxie. Si nous connaissons – et les écrivains surtout – depuis belle lurette les deux mères castratrices que sont la typographie et l’orthographe, l’époque moderne vient d’y ajouter une nouvelle norme, la moralisation, en vue de préserver les diverses sensibilités sociétales qu’elles aient trait  au racisme, au sexisme, à la discrimination envers les personnes handicapées, trans etc… La liste est infinie.

   Et c’est bien là que réside le problème. Revenant sur l’histoire du roman d’Agatha Christie, sur celle de la réécriture des romans de Roald Dahl ou sur celle de l’histoire de Tintin au Congo, elle pointe avec pertinence la vanité d’un procédé à qui l’on pourrait peut-être octroyer le crédit de ses bonnes intentions s’il ne portait pas en lui le germe de son inefficacité autant que de son absurdité. Récrivant « Dix petits nègres » en 1964 les États-Unis, qui avaient depuis longtemps envisagé de faire un sort au n-word les transformeront en « Ten little Indians »,  un racisme comme le rappelle l’autrice, en chassant un autre !!!

   Si l’on y ajoute qu’enlever les mots racistes écrits par l’auteur ne saurait transformer cet auteur en auteur non raciste ou ses personnages en figures bienveillantes, ou que retirer une mention en en laissant une autre sous prétexte que la communauté qu’elle offense n’a pas la puissance nécessaire pour agir en vue de la faire disparaître, on comprendra que la démonstration de Laure Murat excelle à nous faire toucher du doigt l’absurdité de cet enfer de la récriture pourtant pavé de bonnes intentions. Bonnes ? Et bien là aussi laissez l’autrice vous donner son opinion sur les aspects commerciaux de cette pratique qui se traduit par une nouvelle série d’éditions d’ouvrages à lectorat très important et profits juteux, et vous conviendrez sans doute avec elle que le véritable enjeu et notre véritable responsabilité vis-à-vis de ces textes n’est pas celle de la récriture mais celle de la contextualisation.

   Contextualiser, c’est présenter les œuvres, les préfacer, les annoter et surtout ne pas les faire disparaître dans leur forme initiale au risque de priver de leur histoire les opprimés, les discriminés, les ostracisés de toutes obédiences. L’histoire (et le présent !) a largement montré ce que la récriture fait à la vérité pour ne pas y ajouter une brique bien inutile …

   Alors lisez cet été des livres dans leurs versions originales, faites-vous votre propre opinion et profitez-en pour relire ces vieux classiques désuets et politiquement incorrects mais qui attestent que, comme le disait Antonin Artaud, Toutes les époques sont dégueulasses ! Et pour ce qui ce qui est de relire ne passez pas à côté d’un autre excellent livre de Laure Murat qui date de 2015, Relire, Enquête sur une passion littéraire (disponible en champs Flammarion) qui nous livrait une stimulante étude sur la relecture !

                                 


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