Il m’est arrivé parfois de confier les clés de ce kaléidoscope à des personnes qui me sont proches comme Jean-Yves Loude, Claudie Gallay, Joël Vernet, Pierre Guinot-Deléry… et à chaque fois j’ai fait des découvertes… que vous pouvez retrouver sur ce blogue.
C’est aujourd’hui une grande lectrice ( qui me fait l’amitié de lire mes envois hebdromadaires!) qui prend les commandes de ce kaléidoscope. J’espère que sa lecture vous donnera envie de découvrir un immense nouvelliste un peu éclipsé par le succès de ses pièce de théâtre qui ne cessent d’être jouées et de nous parler encore.
Parmi les plus de 600 textes qu’il a écrits -pour la seule année 1885 Anton Tchekhov publie 133 textes!- j’ai une tendresse particulière pour La dame au petit chien, Le duel et L’homme à l’étui.
Relire Tchékhov? Oui mais quoi de mieux pour une telle promenade que de la faire bien accompagné ? Notre guide y est Jacques Rancière, philosophe, grand spécialiste de littérature et du concept de fiction. Dans son dernier livre aussi petite qu’éclairant, Au loin la liberté (la fabrique Editions), il nous livre une passionnante lecture de Tchékhov, et notamment de ses nouvelles. Peut-être serait-il d’ailleurs plus juste de parler de récits, dans cette production foisonnante de près de 650 textes (!!), rédigés entre 1883 et 1903, répond en effet assez peu aux canons de la nouvelle. L’auteur, né en 1860 un an avant l’abolition du servage et que des études de médecine ne prémuniront pas contre la maladie et une mort précoce à 44 ans a, selon Jacques Rancière, écrit cette galaxie de textes brefs selon un procédé récurrent et significatif qu’il nous fait très finement entrapercevoir dans son essai.
Entreapercevoir est bien le terme qui convient ; entrapercevoir, c’est apercevoir de manière fugace, de manière indistincte, un peu comme on le ferait dans l’entrebâillement d’une porte qui se referme soudainement, ou entre deux nappes de brouillard, l’une s’évaporant tandis que la suivante est déjà en train de se former… Voilà très exactement ce qui arrive de façon quasi systématique aux personnages des nouvelles de Tchekhov. Débutant toujours in media res (au milieu des choses), c’est-à-dire sans plus de commencement qu’ils n’auront de fin ou de chute, les récits de Tchékhov vont ouvrir de petites brèches dans l’espace et le temps. Selon un schéma que le rapprochement des textes à l’aune de cette lecture montre de manière saisissante, le propos de Tchekhov est moins de raconter des histoires que dessiner des fenêtres, de convoquer des espaces illusoires, ou des points de fuite lointains dont bien souvent ses personnages n’auront qu’une expérience mentale et qu’ils n’emprunterons ou ne vivront pas. C’est ainsi le vagabond de Rêves, taisant son nom aux gendarmes qui l’escortent et qui, le temps d’une pause contre un arbre, imagine sa propre déportation en Sibérie, une échappée vers un pays de liberté inventé préférable, pour quelques minutes, à la perspective d’un retour au bagne dont il s’est enfui. C’est encore le Professeur de lettres comblé par un bonheur familial et professionnel enviable qui prend soudain conscience de son désir irrépressible de fuir cette vie banale et sans doute déjà achevée. « Cette percée d’un autre temps » nous dit Rancière, cette déchirure de la toile, traduisent l’instant où les personnages de Tchekhov refusent en fait, pour un moment suspendu, de consentir à leur vie ; et même si rien ne change finalement dans leur existence, cette simple trouée par la pensée a bien eu lieu et installe une résistance remarquable, une forme de liberté en puissance à l’horizon. Ils touchent du doigt que s’extraire de la gangue de leurs servitudes, sociales, économiques ou familiales peut néanmoins, même si cela ne se réalisera pas effectivement, s’envisager. Cette potentialité-là représente beaucoup, elle représente en fait tout ce qui demeure en leur pouvoir.
Tchekhov qui, contrairement aux monstres sacrés de la littérature russe Tolstoï ou Dostoïevki n’a pas choisi la magistralité des romans fleuves et des héros inoubliables, ne croit pas au salut des grandes idéologies qui expliqueraient le présent et donneraient les clés pour élaborer un demain, pas plus qu’aux transitions brutales. Il a vu des réformes s’enliser et ne fait pas confiance aux miracles des transformations rapides. Que veut-il alors nous dire au travers de toutes les échancrures du réel qui traversent cette foule de personnages, dont le nombre et la brièveté des apparitions rendent difficile la mémorisation, tant nous savons peu sur eux et les quitterons plus loin sans savoir ce qu’ils adviendront? Tchekhov semble vouloir nous montrer que nous sommes cette foule, disparate, souffrante, médiocre souvent, représentant toutes les classes sociales, tous les métiers, tous les lieux. Et que si nous savons prendre la mesure de cette brèche, de cette promesse, alors comme le dit aussi Verchinine dans la pièce Les trois sœurs qui rêvent, elles, inlassablement de revoir Moscou, « dans deux cents ou trois cents ans peut-être -mille ans si vous voulez- », le bonheur serait envisageable. C’est en cela que Rancière donne à Tchekhov une portée politique, qui puise dans l’apparente indifférence des héros et la beauté hypnotisante des paysages. Les prémisses de cette Vie nouvelle cette Novaïa Jizn, qui reste entièrement à construire. Mais, pour passer de cette conscience individuelle à l’émancipation collective, il faudra beaucoup de temps, car les conventions individuelles devront inévitablement précéder l’espoir d’un futur construit collectivement.
À mon tour, certainement, de ne vous avoir laissé entrapercevoir qu’un fragment de la richesse et de la puissance du livre de Jacques Rancière mais je suis certaine, que sa thèse vous séduise ou pas, que vous ne pourrez résister à une furieuse envie de retourner lire ces chefs-d’œuvre, afin d’entendre la « ligne mélodique qui traverse la continuité des épisodes » et qui « témoigne de son temps et ouvre la possibilité d’un autre temps ». Pour ce qui me concerne, je vais conserver de cette belle balade un éblouissement, celui que m’a procuré le récit La peur, d’une densité troublante pour sa quinzaine de pages. Dmitri Petrovitch Siline, ex-membre de l’administration pétersbourgeoise converti en propriétaire rural harassé accueille régulièrement un ami chez lui. Lors d’une petite escapade des deux hommes au bourg voisins et alors que l’ami se culpabilise d’être étrangement séduit par la femme de Siline, ce dernier prend la parole et laisse entrevoir un abîme intérieur qui va engloutir tous les protagonistes : « Il existe une maladie qui est la peur de l’espace ; eh bien, moi, j’ai peur de la vie. Quand je suis couché dans l’herbe et que je contemple longuement un insecte né de la veille et qui ne comprend rien, j’ai l’impression que sa vie est une suite ininterrompue de terreurs et je me reconnais en lui. »
Et puisqu’il faut finir à la manière de Tchekhov, c’est-à-dire sans fin et en ouvrant un autre espace, je mentionne un autre formidable petit livre de Bruno Abraham-Kremer et Corine Juresco, J’ai terriblement envie de vivre, un spectacle écrit à partir d’extraits de l’abondante correspondance que Tchekhov a rédigé de sa jeunesse à la fin de ses jours. Un beau portrait, sensible et émouvant, de l’écrivain par lui-même.
Ce n’est pas par superstition ( être superstitieux, ça porte malheur! ) que cet envoi vous parvient un vendredi 13, mais tout simplement parce que je serai très loin de mon ordinateur demain matin.
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