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KALÉIDOSCOPES !

Fragments culturels paraissant chaque samedi matin

Kaléidoscope 314: Mort du dernier des géants de la littérature latino-américaine: Mario Vargas Llosa.

 

   C’est en 1980, dans les premières années de la librairie Lucioles, que j’ai découvert, l’année de la parution en France de La tante Julia et le scribouillard,  l’univers de Mario Vargas Llosa et que j’ai eu le sentiment d’entrer dans un nouveau monde, une nouvelle manière d’imbriquer plusieurs récits, plusieurs réalités, le roman et l’autobiographie, puisqu’on comprend rapidement que Varguitas, c’est bien le jeune Vargas qui, à l’âge de dix-huit ans, tombe amoureux de sa tante Julia, son aînée de quinze ans qu’il épousera malgré l’opprobre familial. Quant au scribouillard je vous laisse découvrir son parcours feuilletonnesque  burlesque et hilarant. Le lecteur jubile au rythme de l’invention ludique d’un romancier qui nous fait passer du rire aux larmes.

   Né en 1936, Mario Vargas Llosa avait auparavant écrit six livres dont « La maison verte » en 1965, publié peu après son premier roman La ville et les chiens, atroce plongée dans l’univers du lycée militaire Leoncio-Prado où son père le fait enfermer et où la lecture d’Alexandre Dumas et de Victor Hugo le sauve du désespoir: « L’hiver était humide et gris, la routine abrutissante et notre vie assez malheureuse. Les aventures de Jean Valjean, la sympathie de Gavroche, effaçaient l’hostilité du monde et muaient la dépression en enthousiasme au fil de ces heures de lecture dérobées aux cours et à l’étude… »

   Suivront des livres qui renouvellent à chaque fois la littérature. En 1981 La guerre de la fin du monde est une fresque de 700 pages – les livres de Vargas Llosa se déploient rarement sur moins de 500 pages!- dans laquelle l’auteur nous fait découvrir l’histoire de Canudos, une ville libertaire du Brésil détruite dans le sang -entre 15000 et 30000 personnes y périrent- par l’armée en 1897. Le lecteur ne peut qu’être sidéré par la puissance d’évocation de cette colonie utopique et de sa révolte. Ce roman entrelace plusieurs récits et des personnages de sans-terre d’un idéalisme radical. 

   À l’égal de « L’automne du patriarche » de Gabriel García Márquez et de « Monsieur le Président » de Miguel Àngel Asturias, deux immenses écrivains latino-américains, titulaires du Prix Nobel de Littérature comme lui, Mario Vargas Llosa a écrit un livre sur un dictateur sud-américain: La fête au Bouc ( écrit en l’an 2000) raconte la vie de Trujillo qui régna sur Saint-Domingue de 1930 au 30 mai 1961, date de son assassinat. Ce roman polyphonique – comme bon nombre de ses livres- développe deux intrigues parallèles: le complot raconté heure par heure et le destin d’une adolescente violée par le tyran. Un livre haletant et la  radiographie d’une société de corruption et de turpitude.
   J’ai aussi une tendresse particulière pour  Le Paradis -un peu plus loin écrit en 2003,  mettant en scène les vies parallèles de Gauguin et de sa grand-mère Flora Tristan, grande figure de militante féministe au début du XIXe siècle, deux êtres épris de liberté et  d’absolu. Le paradis qu’ils cherchaient se trouvait toujours « un peu plus loin ».
   J’aurais pu parler aussi de mon admiration pour « Le rêve du Celte », dénonciation de l’esclavage le plus monstrueux au Congo belge par la voix de l’aventurier et révolutionnaire irlandais Roger Casement mais il est nécessaire de dire à quel point Mario Vargas Llosa a été aussi un formidable lecteur qui avait une très haute idée de la littérature: « Un peuple contaminé par des fictions est plus difficile à asservir qu’un peuple alittéraire ou inculte. La littérature est immensément utile parce que c’est une source d’insatisfaction permanente. Elle fait de nous des citoyens frustrés et récalcitrants.(…) Parce que toute bonne littérature est une mise en question radicale du monde où nous vivons. Tout grand texte littéraire, et la plupart du temps à l’insu de l’auteur, abrite une prédisposition à la sédition. La littérature ne parle pas aux êtres satisfaits de leur sort, à ceux qui sont comblés par la vie qu’ils vivent. Elle nourrit les esprits rebelles, prêche l’insoumission. »

   De même qu’on a oublié la face sombre de Cervantès, de Shakespeare, de Dostoïevski, de Virginia Woolf ou de Borges, il faut lire l’œuvre de Mario Vargas Llosa qui  cartographie les structures du pouvoir, la grandeur et le désastre des utopies et la haine de toutes les dictatures, une œuvre qui échappe à ses positions réactionnaires et à son ultra-libéralisme.
   Mario Vargas Llosa est  le seul auteur n’écrivant pas dans notre langue à avoir été élu à l’Académie française et le seul écrivain étranger à être entré de son vivant dans la mythique bibliothèque de la Pléiade. 

     Pour terminer sur un note légère, je ne résiste pas au plaisir de vous narrer à nouveau l’anecdote citée par Irene Vallejo dans un livre indispensable à ceux qui s’intéressent à l’histoire du livre …et salué en ces termes par Vargas Llosa: « L’ Amour des livres et de la lecture respire à travers ce chef-d’œuvre. »( voir K166: L’infini dans un roseau -l’invention des livres dans l’Antiquité- à retrouver sur ce blogue  )  Dans un restaurant de Barcelone qui réunissait dans les années 70 la fine fleur de la littérature latino-américaine, entre autres Mario Vargas Llosa, Gabriel García Márquez, José Donoso…il fallait noter par écrit sa commande et la remettre ensuite au serveur. “Mais comme ils buvaient et discutaient , ils ne prêtaient pas attention au menu ni aux regards insistants des garçons. Finalement, le maître d’hôtel fut obligé d’intervenir, irrité par tant de bavardage passionné et une telle indifférence gastronomique. S’adressant à eux sans les reconnaître, il leur lança d’une voix courroucée: “Personne ne sait donc écrire à cette table?”


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