“Un hommage aux livres par une lectrice passionnée” écrit Alberto Manguel -l’auteur de l’indispensable “Histoire de la lecture” ( voir K111 ) – de L’Infini dans un roseau, magnifique essai d’Irene Vallejo paru aux Belles Lettres et traduit de l’espagnol par Anne Plantagenet.
Inventés il y a 5000 ans, les ancêtres de nos livres étaient des tablettes d’argile : il n’y avait pas de roseau de papyrus en Mésopotamie. Les Sumériens creusaient dans l’argile molle avec un stylet… et c’est, paradoxalement, grâce au feu qui a détruit tant de livres que ces tablettes -cuites comme dans un four de potier- nous sont parvenues.
Irene Vallejo nous embarque dans son sillage de conteuse au cœur de la bibliothèque d’Alexandrie trois fois détruite et récemment reconstruite. Elle nous raconte la force et la fragilité des livres, leur pouvoir de résistance, “l’étymologie du mot contient un vieux récit des origines. En latin, liber, qui signifiait “livre”, était au départ le nom de l’écorce de l’arbre.” Dans les langues latines, de livre à libre il n’y a qu’un pas qui nous permet d’assimiler la lecture à la liberté.
On y apprend que le premier auteur du monde à signer un texte de son propre nom, il y a 4300 ans, est une femme, la poétesse mésopotamienne Enheduanna, 1500 ans avant Homère.
En même temps, Irene Vallejo nous rappelle que la démocratie athénienne a été fondée sur l’exclusion des femmes ainsi que des étrangers et des esclaves.
À propos d’esclaves le chapitre intitulé “Le seuil invisible de l’esclavage” donne des chiffres terrifiants: “Au milieu du Ier siècle avant J.C., il devait y avoir autour de 2 millions d’esclaves en Italie, environ 20 % de la population”.
Je ne savais pas que beaucoup d’esclaves grecs étaient plus cultivés que leurs maîtres: “Les noble romains avec des aspirations culturelles pouvaient se présenter un matin sur les marchés bien approvisionnés de la capitale pour s’acheter un intellectuel grec à leur goût, qui éduquerait leurs enfants, ou leur confèrerait simplement le prestige d’avoir un philosophe en réserve à demeure.”
Cicéron avait une vingtaine d’esclaves de ce type: secrétaires, bibliothécaires, scribes, “lecteurs à voix haute”… Ses esclaves rangeaient les rouleaux sur les étagères des bibliothèques de ses nombreuses maisons, tenaient à jour le catalogue, calligraphiaient et copiaient à toute vitesse les œuvres du patron dont Irene Vallejo dresse un portrait peu flatteur: “Cicéron était un auteur très prétentieux, très prolifique et il avait beaucoup d’amis.”
On apprend aussi qu’un général athénien fit raser la tête d’un esclave et tatouer (à son insu) un message sur son crâne, puis envoya ce messager involontaire à son gendre pour entraîner son armée dans la révolte.
On y apprend qu’il fallait des centaines de peaux de veaux (le mot vélin vient de là ) pour un seul exemplaire de la Bible de Gutenberg.
Sachez que si vous avez gravé le nom de l’être aimé à la pointe d’un canif sur l’écorce d’un arbre, votre geste s’inscrit (c’est le cas de le dire) dans une longue tradition: Calimaque, le bibliothécaire d’Alexandrie évoque cette “pratique amoureuse” il y a 23 siècles. “Qui sait combien de ces arbres finirent par devenir des livres?”
Irene Vallejo cite opportunément Borges, véritable bibliothèque vivante: “De tous les instruments de l’homme, le plus étonnant est, sans doute, le livre. Les autres sont des extensions de son corps. Le microscope et le télescope sont des extensions de sa vue ; le téléphone est une extension de la voix ; puis nous avons la charrue et l’épée, extensions de son bras. Mais le livre est différent : le livre est une extension de la mémoire et de l’imagination.”
Le livre fourmille d’anecdotes comme celle-ci: dans un restaurant de Barcelone qui réunissait dans les années 70 la fine fleur de la littérature latino-américaine, entre autres Mario Vargas Llosa, Gabriel García Márquez, José Donoso…il fallait noter par écrit sa commande et la remettre ensuite au serveur. “Mais comme ils buvaient et discutaient , ils ne prêtaient pas attention au menu ni aux regards insistants des garçons. Finalement, le maître d’hôtel fut obligé d’intervenir, irrité par tant de bavardage passionné et une telle indifférence gastronomique. S’adressant à eux sans les reconnaître, il leur lança d’une voix courroucée: “Personne ne sait donc écrire à cette table?”
Il y a aussi dans le livre de magnifiques passages sur les librairies et les libraires que je vous laisse découvrir… et si je n’ai pas réussi à vous convaincre de franchir le pas d’une librairie pour vous l’offrir, ou pour l’offrir, écoutez Irene Vallejo vous en parler avec passion en moins de 10 minutes…filmée dans une librairie évidemment: https://youtu.be/ADIt8LRIR3Q ou lisez l’article de Roger-Pol Droit dans Le Monde des Livres:
« Des champs de bataille d’Alexandre le Grand à la Villa des Papyrus après l’éruption du Vésuve, des palais de la sulfureuse Cléopâtre au supplice de la philosophe Hypatie, des camps de concentration à la bibliothèque de Sarajevo en pleine guerre des Balkans, mais aussi dans les somptueuses collections de manuscrits enluminés d’Oxford et dans le trésor des mots où les poètes de toutes les nations se trouvent réunis, Irene Vallejo nous fait découvrir la route parsemée d’inventions révolutionnaires et de tragédies dont les livres sont toujours ressortis plus forts et plus pérennes. « L’Infini dans un roseau » est une ode à leur immense pouvoir et à tous ceux qui, depuis des générations, en sont conscients et permettent la transmission du savoir et des récits.Un périple picaresque, aussi haut en couleur que sûr en références. Érudit et lyrique, passionné et précis. »
Ultime argument de vente: depuis la rédaction de ce kaléidoscope il y a un peu plus de trois ans, le livre a été publié au Livre de Poche où il vous en coûtera moins de dix euros!
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