Il y a 100 ans, le 3 août 1924, mourait en Angleterre Joseph Conrad. Rien ne prédisposait Jozef Teodor Konrad Kerzeniovski, né près de Berditchev – aujourd’hui ville située en Ukraine- le 3 décembre 1857 à devenir l’un des écrivains majeurs du XXème siècle.
Son père milite pour une Pologne libre, affranchie du joug de la Russie et va être condamné à la déportation dans le nord de la Russie. Il traduit en polonais Shakespeare, Dickens et Hugo. Le jeune Josef parle aussi bien le français que sa langue natale. Sa mère et son père meurent de tuberculose en 1865 et en 1869. Orphelin à 12 ans, Jozef est un enfant fragile et Tadeusz Bobrowski, son oncle maternel devient son tuteur.
En 1874 le jeune Konrad -il a 17 ans- quitte la Pologne pour Marseille afin de s’embarquer dans la marine marchande française. On peut imaginer qu’il a croisé sur le port de Marseille Arthur Rimbaud ! Après plusieurs voyages, il s’engage dans la marine marchande anglaise… sans parler un mot d’anglais. Il passe, à 23 ans, son brevet de lieutenant et va naviguer pendant vingt ans sur toutes les mers du globe. C’est en 1886, à l’âge de 29 ans qu’il prend la nationalité anglaise, essaye d’écrire en anglais et signe Joseph Conrad. Mais ce n’est qu’en 1889 qu’il commence la rédaction de son premier livre La folie Almayer qu’il ne termine que six ans plus tard. À 38 ans sa carrière de marin s’achève et elle va nourrir tous ses livres pendant une trentaine d’années.
J’aurai le grand plaisir de présenter à la Librairie Lucioles le vendredi 13 septembre à19h, cet immense écrivain ( dont le centième anniversaire de la mort est injustement passé inaperçu) qui a profondément inspiré écrivains et cinéastes: Borges, Faulkner, Roth, Rushdie, Hitchcock, Coppola…
Je me contenterai ici de présenter rapidement quelques uns de ses grands livres à commencer par le plus connu Au cœur des ténèbres publié en 1899. C’est sa navigation sur le fleuve Congo dix ans plus tôt qui sera la source de ce récit fiévreux, marqué par la violence de la colonisation, hanté par la maladie et la folie, un roman sur le mal et la déshumanisation de l’homme que Francis Ford Coppola transposera au Vietnam dans un film à sa démesure Apocalypse Now.
Dans ses livres suivants Joseph Conrad ne va cesser d’explorer la complexité de la condition humaine, de fouiller les ténèbres de son époque et de ses contemporains, la corruption des sentiments. Dans Lord Jim, l’histoire d’un jeune officier qui a abandonné son navire en danger Conrad se concentre sur la honte de Jim, tente de comprendre cet homme qui est un homme comme nous.
J’évoquerai longuement le livre le plus ambitieux et le plus difficile Nostromo, un roman expérimental qui a pour cadre le Costaguana, une république fictive d’Amérique latine où s’entrecroisent -entre autres- les thèmes de la corruption, du pouvoir de l’argent, de l’impérialisme et des inégalités sociales .
L’un des derniers livres de Joseph Conrad, publié en 1915, Victoire est un roman méconnu qui me touche beaucoup: il est pourtant difficile de s’identifier à Alex Heyst; ce rêveur irrésolu va cependant décider de sauver une jeune femme maltraitée qu’il va emmener dans son île isolée d’Indonésie. On aimerait croire comme lui en un monde où la générosité triompherait de la violence. Un grand livre, traversé par le silence,sur la complexité des relations humaines.
Mais j’aurais pu parler aussi de La ligne d’ombre, du Compagnon secret, de ses nouvelles d’une étonnante vivacité où se déploient les talents de conteur de Conrad comme dans Jeunesse, merveilleuse relation d’un voyage effectué sur un trois-mâts à l’âge de 26 ans et qu’il écrira quinze ans plus tard. Je ne résiste pas au plaisir d’en citer quelques lignes: « Et je me rappelle ma jeunesse, ce sentiment qui ne reviendra plus –le sentiment que je pouvais durer éternellement, survivre à la mer, au ciel, à tous les hommes : ce sentiment dont l’attrait décevant nous porte vers des joies, vers des dangers, vers l’amour, vers l’effort illusoire– vers la mort : conviction triomphante de notre force, ardeur de vie brûlant dans une poignée de poussière, flamme au cœur, qui chaque année s’affaiblit, se refroidit, décroît et s’éteint -et s’éteint trop tôt, trop tôt–avant la vie elle-même. Et c’est encore ainsi que l’Orient m’apparaît. »
Je serai heureux dans quelques jours de rendre hommage à ce créateur trop souvent relégué au rang d’écrivain maritime et anecdotique et qui a construit une œuvre visionnaire et parfois prophétique.
Ce kaléidoscope vous parvient avec un peu d’avance… ou de retard ! (au choix).
Prochaine chronique le samedi 21 septembre.
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