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KALÉIDOSCOPES !

Fragments culturels paraissant chaque samedi matin

 Kaléidoscope 283: Charles Juliet toujours vivant.

                     

   C’est par la lecture de Rencontres avec Bram van Velde que j’ai fait connaissance avec l’univers de Charles Juliet: bonheur de découvrir deux univers à la fois, deux créateurs exigeants, conscients que ce qui importe, c’est la nécessité de l’œuvre. Et j’ai été immédiatement frappé de voir que la rencontre des êtres humains est ce qui lui importe le plus, la véritable rencontre s’entend. Tout ce qu’il écrit sur Bram van Velde semble un miroir dans lequel c’est son reflet qui apparaît : « Homme simple, bon, tellement humble, une intensité de vie, d’une acuité d’esprit étonnantes. J’ai déjà dit qu’avec lui toute conversation est impossible, que l’échange s’effectue plus dans le silence que par les mots. » écrit Charles Juliet en date du 31 octobre 1966, de ce peintre encore aujourd’hui méconnu.

    Dès 1978 les éditions P.O.L. publient le premier tome de son journal qui comprend aujourd’hui dix volumes où Charles Juliet tente de « poursuivre cette exploration et cette élucidation d’une réalité interne (…) pour tenter de graver dans des mots ce que le temps, sinon, aurait englouti, ne laissant que désert et désespérance. » et les recueils de poèmes aux titres si simples et si forts: «Ce pays du silence », « Affûts », « À voix basse », « L’opulence de la nuit », « Moisson »… En 1989 « L’année de l’éveil », récit de son expérience rude d’enfant de troupe et de son éveil à un amour ressenti comme coupable, va connaître un immense succès.

   J’ai longtemps hésité à inviter Charles Juliet à la librairie: j’étais impressionné par sa rigueur, confinant à l’ascèse, j’avais peur de le distraire de son chemin: je me souviens de notre première rencontre en compagnie de la chaleureuse M.L., son épouse, qui  lui a permis de creuser son sillon, je me souviens de l’intensité de sa lecture, de sa voix sourde, de la profondeur du silence de l’assistance. À chaque fois qu’il est revenu, j’avais le sentiment de retrouver un ami, attentif aux autres. J’ai été ému de sa générosité lorsqu’il nous a offert deux beaux textes pour les 20 ans et les 40 ans de la librairie Lucioles, deux magnifiques hommages aux livres et aux librairies: « j’éprouve un bonheur toujours neuf à me rendre dans une librairie, à fureter, à happer quelques lignes d’un roman, survoler la page d’un essai, savourer un poème… Tant de rencontres se proposent, tant de voyages seraient possibles… »

    Lorsque la réédition de « La fracture et autres textes » est paru en ce début d’année, Charles Juliet a immédiatement accepté, malgré sa fatigue, de venir le présenter à la librairie Le Rameau d’Or ( que notre fille Maya a reprise avec Émilie ) . La maladie en a décidé autrement… « La fracture » entre en résonance avec son récit le plus intense « Lambeaux », publié en 1995, un texte qu’il a mis douze ans à écrire et qui célèbre ses deux mères, celle à qui il a été arraché, qui a été internée et est morte dans un asile et celle qui l’a recueilli et élevé comme s’il avait été son fils. « Lorsque j’eus achevé Lambeaux , cet ouvrage qui m’a permis de prendre une claire vision de l’être que je fus, de son histoire, de son parcours, de ses métamorphoses, de sa seconde naissance, j’ai eu le sentiment que je n’avais rédigé mes autres livres que pour me préparer à écrire celui-là. » écrit Charles Juliet dans les pages ultimes de « La fracture ».

   Lors de notre dernière rencontre, il y a un peu plus d’un mois, nous avons à nouveau parlé de ses rencontres avec Samuel Beckett, Bram Van Velde, de ses entretiens avec Fabienne Verdier et Pierre Soulages, du rôle fondamental de la poésie dans sa vie. En regardant ensemble le lent passage des nuages dans le ciel, il a cité les mots de Charles Baudelaire: « J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… là-bas… les merveilleux nuages! » Il a aussi parlé de son enfance à la campagne et de ses longs moments passés à garder les vaches, expérience de la solitude, de la contemplation et de l’ennui qui revient si souvent dans ses livres.

   J’ai pu mesurer, au fil des rencontres à la librairie avec Charles Juliet à quel point sa simplicité, sa quête incessante de la source et de son chemin, l’évocation de ses fêlures et de ses fragilités entraient en résonance avec autant de personnes différentes.

   À la veille de ses 90 ans, Charles Juliet nous a quittés mais sa voix va longtemps continuer à nous accompagner. Une voix nécessaire qui parle au cœur des hommes; l’exigence de sa quête, cet intense besoin de se connaître nous permettent de voir plus clair en nous et comme Charles Juliet le dit dans son journal de mener « le combat que se livrent en nous notre ego et notre aspiration à l’immense. »


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