Mes kaléidoscopes ont souvent évoqué cet art de l’instant qu’est la photographie. Il y a un peu plus de deux mois, je vous parlais d’Elliott Erwitt, photographe espiègle et facétieux ( voir ici mon 256ème kaléidoscope)
)Si vous n’avez pas encore vu la rétrospective qui lui a été consacrée à Lyon, à la Sucrière, il vous reste jusqu’au 17 mars pour en profiter.
Avec Tina Modotti, on est aux antipodes de l’univers du photographe américain et la dimension sociale de sa photographie la rapproche de Gerda Taro à qui j’avais consacré mon 153e kaléidoscope.
Toutes les deux ont vécu avec des photographes plus connus qu’elles, Robert Capa, pour Gerda Taro, Edward Weston pour Tina Modotti. Toutes les deux avaient un fort engagement. Gerda Taro s’étant révélée comme une photographe intrépide, libre, engagée, l’une des premières femmes photographes de guerre.
Les deux femmes se sont croisées en Espagne en 1937, peu avant la mort en juillet de la même année sur le front de Gerda Taro. C’est Pablo Neruda qui prononce son éloge funèbre au cimetière du Père Lachaise.
Tina Modotti naît à Udine en Italie, en 1896, dans une famille modeste. Son père, mécanicien, émigre aux États-Unis, comme tant de ses compatriotes. Tina travaille en usine dès l’âge de 12 ans et rejoint à 16 ans son père à San Francisco. Elle devient couturière pour un magazine de mode, comédienne de théâtre, puis actrice à Hollywood, au temps du cinéma muet.
La belle exposition qui vient de commencer à Paris, au Jeu de Paume projette des extraits de ses films.
Vous pouvez la voir jusqu’au 12 mai, visiter le site du musée ou acquérir le beau catalogue qui reproduit les 240 photos exposées dans la plus importante rétrospective consacrée à Tina Modotti.
C’est à Los Angeles dans les années 20, qu’elle rencontre le photographe Edward Weston: en échange de ses séances de pose, Tina Modotti devient son assistante et…son amante. C’est elle qui le décide à partir à Mexico où ils ouvrent un studio de portraits. Très vite, elle s’émancipe de son influence et veut faire de la photo un outil de combat politique, et en particulier un combat contre la domination des grands propriétaires mexicains. Elle suit et photographie des manifestations, elle fait des reportages dans le journal « El Machete »qui s’adresse à un lectorat de paysans. Elle photographie des lavandières de Tehuantepec. Une des plus belles photos de l’exposition représente une femme portant, sur la tête, avec dignité, une calebasse peinte. Tina Modotti documente aussi le travail des peintres muralistes mexicains comme Orozco, Siqueiros ou Diego Rivera qui la représente sur un mur aux côtés de Frida Kahlo.
Son « Homme portant une poutre » nous impressionne autant que cette « Femme au drapeau » ( qu’on devine rouge, même si Tina Modotti n’a photographié qu’en noir et blanc.) On n’est d’ailleurs pas surpris qu’elle adhère en 1927 au Parti Communiste Mexicain.
En 1930, cette pionnière du photojournalisme est expulsée du Mexique et se retrouve en URSS.
De même qu’on a miraculeusement retrouvé, au Mexique, une valise de négatifs de Gerda Taro, on peut imaginer qu’on découvrira un jour des photos de cette femme libre et puissante prises pendant la guerre d’Espagne, où elle s’était engagée auprès des républicains comme membre du Secours rouge international et comme infirmière pour soigner les blessés.
En 1939 Tina Modotti retourne au Mexique. Elle meurt prématurément d’une crise cardiaque en 1942 à l’âge de 46 ans. Ses amis mexicains et des républicains espagnols exilés lui rendent hommage dans la ville de Mexico. Un long poème de Pablo Neruda est inscrit sur sa tombe. Je le reproduis ici dans son intégralité.
Comme Gerda Taro, elle va tomber dans l’oubli, après sa mort, pendant près de trente ans et comme elle, sera redécouverte et reconnue comme une grande photographe.
« Lorsque je veux me souvenir de Tina Modotti -témoigne Pablo Neruda- , je dois faire un effort, comme s’il s’agissait d’attraper une poignée de brouillard fragile, presque invisible. L’ai-je connu ou ne l’ai-je pas connu? »
Tina Modotti est morte
Tina Modotti, ma sœur, tu ne dors pas, non, tu ne dors pas :
peut-être ton cœur entend-il éclore la rose
d’hier, la dernière rose d’hier, la rose nouvelle.
Repose doucement, ma sœur.
La rose nouvelle est à toi, la terre nouvelle est à toi :
tu as mis une nouvelle robe de semence profonde
et ton doux silence s’emplit de racines.
Tu ne dormiras pas en vain, ma sœur.
Pur est ton doux nom, pure est ta fragile vie.
D’abeille, d’ombre, de feu, de neige, de silence, d’écume,
d’acier, de contour, de pollen, a été construit ton inflexible,
ton doux profil.
Le chacal sur le diamant de ton corps endormi
montre encore la plume et l’âme ensanglantée
comme si tu pouvais, ma sœur, te lever,
en souriant sur la boue.
Dans ma patrie je t’emmène pour qu’on ne te touche pas,
dans ma patrie de neige afin que ni l’assassin,
ni le chacal, ni le traître ne touche à ta pureté :
là tu seras tranquille.
Entends-tu un pas, un pas plein de plein pas, quelque chose
de grand qui vient de la steppe, du Don, du froid?
Entends-tu un pas résolu d’un soldat dans la neige ?
Ma sœur ce sont tes pas.
Ils passeront un jour devant ta petite tombe
avant que les roses d’hier ne soient détruites,
ceux d’un jour passeront, demain,
où brûle ton silence.
Un monde est en marche vers le lieu où tu al allais, ma sœur.
Les chants de ta bouche avancent chaque jour
dans la bouche du peuple glorieux que tu aimais.
Ton cœur était courageux.
Dans les vieilles cuisines de ta patrie, sur les route
poussiéreuses, quelque chose se dit et arrive,
quelque chose revient dans la flamme de ton peuple doré,
quelque chose s’éveille et chante.
Ce sont les tiens, ma sœur : ceux qui aujourd’hui disent ton nom,
ceux qui de toutes parts, de l’eau et de la terre,
taisent et disent avec ton nom d’autres noms.
Car le feu ne meurt pas.
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