Accueil

KALÉIDOSCOPES !

Fragments culturels paraissant chaque samedi matin

Kaléidoscope 216: Russell Banks.

 La soirée d’hommage à Bertrand Tavernier, à l’Amphi de Vienne, a été une réussite (nous étions plus de 200!)  grâce à la généreuse présence de Thierry Frémaux qui a consacré, à un cinéaste se bonifiant au fil des années, un bel exercice d’admiration que je vous recommande: « Si nous avions su que nous l’aimions tant nous l’aurions aimé davantage ».   Comme je le disais dans mon précédent kaléidoscope ( à retrouver sur mon blogue Kaléidoscopes !  qui vient de franchir grâce à vous la barre des 10 000 visiteurs) Bertrand Tavernier avait écrit avec Russell Banks un scénario tiré d’une de ses nouvelles. C’est en 1992 que j’ai découvert, grâce à Jean-Paul Capitani d’Actes Sud l’œuvre de Russell Banks qui vient de mourir à l’âge de 83 ans.
   La lecture d’Affliction a été pour moi un véritable choc. Ce livre bouleversant – dédié à son père, Earl Banks – est d’une incroyable puissance. C’est l’histoire d’un homme ordinaire brisé, un  mari parfois violent et un père maladroit qui va tenter désespérément de recoller les morceaux de son existence. On ressent l’impérieuse nécessité de ce livre pathétique pour son auteur.

   Nouveau choc, trois ans plus tard après avoir lu De beaux lendemains à qui nous décernerons notre « Prix Lucioles ». Bouleversant roman : quatre des protagonistes de l’accident d’autobus de ramassage scolaire où vont mourir plusieurs enfants d’une bourgade de l’Amérique profonde prennent tour à tour la parole. Christine Le Bœuf, la traductrice, était venue à la librairie recevoir ce prix en compagnie d’Hubert Nyssen le fondateur des éditions Actes Sud.

   Et c’est en 2005 que Russell Banks nous faisait l’honneur de sa venue à la librairie puis au théâtre de Vienne où 250 personnes étaient venues l’entendre pendant près de deux heures, en compagnie de Pierre Furlan, le traducteur de la plupart de ses livres (et son interprète pour l’occasion) et son éditrice Marie-Catherine Vacher. La comédienne Béatrice Jeanningros avait lu des extraits d’American Darling où Russell Banks se met dans la peau d’une femme de 60 ans engagée, se souvenant du Liberia où elle a laissé ses trois enfants.

   Et ce jour là, la forte présence de Russell Banks nous avait tous impressionnés : il avait évoqué son enfance dans un milieu modeste, avec un père violent. « Nous pouvons être hantés toute notre vie par les fantômes de notre enfance » disait-il. Il était devenu, à son corps défendant,  plombier comme son père, avant de tomber amoureux à 18 ans de la littérature dont il disait qu’elle lui avait sauvé la vie. À un magazine littéraire canadien qui lui demandait ce qu’il serait devenu s’il n’avait pas été écrivain il avait répondu : « Je serais mort. Poignardé ou battu à mort ou flingué à l’âge de 19 ou 20 ans, ivre, agitant les poings sur le parking d’un bar de Lakeland en Floride. C’est vraiment aussi simple que ça. » C’est pourquoi Russell Banks n’oubliera jamais le milieu d’où il vient, cette Amérique profonde des laissés-pour-compte, des oubliés du rêve américain qui hantent ses livres.

   Dix ans plus tard, il avait été l’un des premiers écrivains à répondre favorablement à ma demande d’un texte inédit à l’occasion des quarante ans de la librairie Lucioles : dans la nouvelle intitulée « Tirer mon affaire au clair » qui a pris place dans le recueil La danse vivante des lucioles publié par la librairie – avec la complicité des éditions Actes Sud – il fait  preuve de beaucoup d’autodérision pour raconter ses débuts littéraires placés sous le patronage d’Ernest Hemingway.

   Nous nous faisions une joie de le revoir en septembre au festival America à Vincennes où je devais animer une rencontre avec lui à l’occasion de la traduction de son dernier livre Oh, Canada. Mais le cancer qui finira par emporter le grand Russell avait empêché sa venue. Oh, Canada est un roman prémonitoire mettant en scène un documentariste de 77 ans condamné par un cancer qui accepte qu’on filme son ultime confession et son agonie.

   Il faudrait pouvoir citer tous les livres de ce grand chroniqueur de l’Amérique contemporaine qui croyait au pouvoir de littérature : « un bon livre est un livre qui essaye de pénétrer les mystères du cœur humain, d’aller le plus loin possible. » disait-il. Comme tous les grands écrivains, Russell Banks était un grand lecteur et sa magnifique préface à l’édition américaine de « Bain de lune » de l’écrivaine haïtienne Yanick Lahens ( publiée chez Sabine Wespieser) est là pour en témoigner.
    En voici les dernières lignes (traduites par Diane Meur): « Un grand roman transforme l’imaginaire de son lecteur. En le refermant, nous nous faisons une autre vision du monde et de l’humanité, une vision qui a été modifiée en profondeur, de façon durable, au lieu d’être simplement retouchée en surface. En finissant Beloved de Toni Morrison, par exemple, l’expérience vécue par ses protagonistes est comme devenue nôtre: l’inhumain enfermement de l’esclavage, l’enfant qu’on doit tuer de ses mains pour lui éviter une vie pire que la mort, la présence continue et aimante d’un fantôme. Tel est le pouvoir unique de la grande fiction : elle apporte au lecteur une expérience, et non pas seulement un récit. Bain de lune produit le même effet. Ce n’est pas du « réalisme magique » : c’est du réalisme tout court, et de la plus belle eau. De sorte que, en arrivant aux dernières pages, nous avons vécu tout ce qu’ont vécu les personnages de Lahens, leurs souffrances et leurs joies, les cruautés qu’ils ont commises ou subies, leurs extases religieuses et leurs reniements, Et la présence permanente de leurs dieux. Et nous en ressortons autres. »

   Ce bel hommage de la littérature pourrait  s’appliquer à tous les livres de Russell Banks et en particulier à celui que Joyce Carol Oates considère comme son chef-d’œuvre :« Pourfendeur de nuages ». Écrit en 1998, le roman raconte le combat de John Brown, pionnier de la lutte abolitionniste, peu de temps avant la guerre de sécession. L’histoire est racontée par son fils cinquante ans après la mort de son père, pendu à cause de sa croisade contre l’esclavage. Ce roman puissant ne cache rien des faces sombres du personnage et il est l’occasion d’une plongée dans l’Amérique rurale des pionniers. Russell Banks y creuse la question essentielle du racisme qui « n’est pas un problème de noir, mais un problème de blanc. De la même façon que le sexisme n’est pas un problème de femme mais un problème d’homme. » Russell Banks a développé une série de huit épisodes adaptée de Pourfendeur de nuages pour atteindre des personnes qui ne lisent jamais de romans.

   Dans l’indispensable numéro 8 de la revue America intitulé « De la race en Amérique,1619-2019 400 ans d’esclavage » Russell Banks avait donné une longue interview à François Busnel dans laquelle il soulignait encore à quel point la richesse des Américains dépend de 400 ans d’esclavage: «l’être humain évite tout ce qui le fait culpabiliser. C’est douloureux et désagréable. Et la culpabilité raciale nous met particulièrement mal à l’aise, nous les Blancs. C’est pourquoi nous l’esquivons. »

   Il nous faudra attendre l’année prochaine pour découvrir en France son livre ultime publié aux États-Unis « The magic Kingdom » grâce à son fidèle traducteur Pierre Furlan.


Commentaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *