On entend souvent affirmer que la vieillesse est un naufrage et nous connaissons tous des personnes très âgées qui sont devenues l’ombre d’elles-mêmes. Mais on connaît aussi des êtres humains qui semblent échapper -au moins cognitivement- aux ravages du temps.
C’est ainsi que Stéphane Hessel sembla retrouver une nouvelle jeunesse en publiant il y a quelques années, à l’âge de 93 ans, ce cri de révolte contre l’injustice du monde qui connut un succès planétaire “Indignez-vous”.
Germaine Tillion, Claude Lévi-Strauss, le grand éditeur Maurice Nadeau, Daniel Cordier ont tous vécu plus d’un siècle en assez bonne forme intellectuelle.
Le facétieux René de Obaldia à qui j’ai consacré mes 31ème et 32ème kaléidoscopes: (voir sur mon blogue avec ce lien Kaléidoscopes ! ) va sur ses 103 ans, Pierre Soulages continue de peindre à 102 ans… et Edgar Morin va souffler ce 8 juillet ses 100 bougies.
Loin de moi l’idée de retracer en une quarantaine de lignes le siècle d’existence de ce penseur de la complexité.
Quelques jalons de cette vie d’une exceptionnelle richesse:
En 1936, à l’âge de 15 ans, il milite pour l’Espagne républicaine, contre la dictature de Franco. Dès 1938 il rejoint une formation pacifiste et antifasciste et c’est en entrant dans la résistance qu’Edgar Nahoum prend le pseudonyme de Morin.
Membre du parti communiste dès 1941 il s’en éloigne en 1949 et en est exclu en 1951 , l’année où il publie “L’homme et la mort” , un livre essentiel, constamment réédité dont Georges Bataille dira: “L’immense curiosité de l’auteur fait de son livre une somme d’érudition qui étonne…nous restons décidément frappés par une exceptionnelle ouverture d’esprit…”
Edgar Morin s’engagera contre la guerre d’Algérie et le colonialisme. Les titres de ses livres prouvent son immense curiosité : “Les Stars”, “Mai 1968: la brèche”, “La rumeur d’Orléans”.
Je le découvre en 1970 à l’âge de 20 ans avec son “Journal de Californie” qui m’ouvrait des horizons nouveaux avec ce refus de la pensée binaire et son incroyable ouverture d’esprit: “Or maintenant, je comprends que jamais la politique ne fera quelque progrès tant qu’elle n’aura pas échappé à la pensée alternative et au binarisme manichéen (…) Il faut une pensée en activité permanente, qui surmonte sans cesse la pesanteur binaire/ alternative, il faut du génie permanent pour échapper à la pensée sur rail. Peut-on songer à faire la révolution, pour libérer le génie, sans lui avoir au préalable retiré ses chaînes mentales ?” C’est aussi dans ce livre prémonitoire que j’entends pour la première fois utiliser le mot “écologie”et que je lis des phrases comme celle-ci: “L’homme ne doit plus être le maître, souverain, possesseur de la nature. C’est la nature qui doit faire sa révolution dans l’homme.”
De 1977 à 2004, Edgar Morin s’attelle à son grand œuvre: “La Méthode” , six volumes d’une vaste réflexion sur les concepts clés de sa philosophie.
Son tout dernier livre “Leçons d’un siècle de vie” montre encore une fois l’insatiable curiosité de ce penseur humaniste de la complexité. Il invite son lecteur à la lucidité, à la vigilance et à l’esprit critique. Il le conclut par quelques réflexions. En voici quelques-unes:
-L’humain n’est ni bon ni mauvais, il est complexe et versatile.
-L’élimination totale du risque conduit à l’élimination totale de la vie.
-Le principe de précaution n’a de sens qu’associé à un principe de risque, indispensable à l’action et à l’innovation.
-À la doctrine qui répond à tout, plutôt la complexité qui pose question à tout.
-La crise du Covid est en un sens une crise d’une conception de la modernité fondée sur l’idée que le destin de l’homme était de maîtriser la nature et de devenir le maître du monde.
-Pour bien vieillir, il faut garder en soi les curiosités de l’enfance, les aspirations de l’adolescence, les responsabilités de l’adulte, et dans le vieillissement essayer d’extraire l’expérience des âges précédents.
On peut en effet se demander, avec le jeune Edgar si la capacité d’indignation, le sens de l’humour, le refus des œillères et une insatiable curiosité ne sont pas de puissants remèdes pour rester jeune d’esprit.
Edgar Morin, au fil de plus de soixante ouvrages, a cherché en permanence à relier les savoirs, à remettre en cause les idées reçues, sans jamais s’enfermer dans une identité close. Cet amoureux de la vie nous donne à 100 ans des leçons de jeunesse, des leçons de solidarité. Sa pensée vivra longtemps après sa mort grâce à la fondation créée par sa brillante épouse Sabah Abouessalam avec qui il a écrit “L’homme est faible devant la femme.”
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