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KALÉIDOSCOPES !

Fragments culturels paraissant chaque samedi matin

Kaléidoscope 140: Notre besoin de consolation…

Je suis heureux de voir que mon plaidoyer pour le lierre de la semaine dernière a trouvé un bel écho et ne vous a pas laissés indifférents. Ce mal-aimé le sera peut-être un peu moins.
Jean-Michel nous rappelle que le lierre fleurissant au moment où la floraison des autres végétaux n’est plus qu’un souvenir, permet à une foule d’insectes de se nourrir ou de faire leur miel. Merci aussi à Christian et à Jean-Paul pour les textes de René Char et d’Émile Verhaeren évoquant le lierre. Vous pourrez retrouver ces informations complémentaires à la fin de ma 139ème chronique.

Je retrouve, à l’occasion d’un petit rangement de printemps, des textes que j’avais écrits , il y a une quinzaine d’années au moment où l’éditeur de “L’œil neuf” m’avait demandé d’écrire dans sa collection “Sagesse d’un métier” la “Sagesse du libraire”. Le projet m’avait plu même si j’étais un peu intimidé par la très belle “Sagesse du jardinier” de Gilles Clément ou la “Sagesse du bibliothécaire”, deux ouvrages que je vous recommande.
Au bout de deux ans, pris par le quotidien de la librairie, je n’avais écrit qu’un chapitre sur les sept prévus et j’avais préféré passer le flambeau à un autre libraire… qui n’est pas non plus parvenu à avoir l’esprit assez libre pour mener à bien ce projet.
Voici donc un de ces petits textes qui me semble bien témoigner de l’importance des librairies dont la nécessité, en ces temps difficiles, n’a jamais semblé aussi absolue.

Pendant des années, à la librairie, chaque semaine, nous avons eu la visite d’une dame d’une quarantaine d’années. Elle restait une petite heure dans la librairie, toujours très discrète, s’installant dans un coin comme pour se faire oublier. Elle repartait à chaque fois avec quatre ou cinq livres qu’elle choisissait elle-même, rarement sur nos conseils… Puis nous ne l’avons plus vue…Son mari, qui l’accompagnait de temps en temps et la couvait du regard, est revenu plusieurs mois après. C’était la première fois qu’il pénétrait seul dans la librairie, les traits tirés, vieilli de dix ans : il n’était pas difficile de comprendre qu’il serait seul à jamais. J’ai maladroitement tenté de trouver des pauvres mots pour atténuer un peu sa souffrance. Il a erré, l’air désemparé, dans la librairie, son regard se posant parfois sur un livre qu’il feuilletait rapidement et distraitement. Je ne savais que faire et me remis à ranger des livres en le regardant à la dérobée. Nos regards se croisèrent plusieurs fois et j’avais l’impression que la librairie n’avait jamais été aussi silencieuse. Il s’approcha timidement de moi et osa formuler sa demande : il voulait que je l’aide à trouver une épitaphe pour la tombe de son épouse. Nous avons regardé ensemble de nombreux recueils de poèmes. Il est revenu à plusieurs reprises, me demandant même des conseils sur la forme des caractères.


Des années ont passé, c’est à son tour de venir régulièrement à la librairie ; il m’a avoué qu’il ne lisait pas avant la mort de son épouse et je crois comprendre qu’il lit, petit à petit, tous les livres qu’elle a acquis à la librairie. J’ai parfois le sentiment, lorsqu’il en achète un à son tour, que son choix se porte, inconsciemment ou non, sur un livre qu’elle aurait choisi si elle était encore en vie.

Les livres ont le pouvoir de faire revivre ceux qui sont partis et de poursuivre avec eux un dialogue interrompu…

Merci à mon amie Claire de témoigner ici de son émotion à la lecture de ce kaléidoscope:

Je n’ai pas cessé de lire tes kaléidoscopes semaines après semaines, et cela m’a souvent fait du bien et nourrie de te lire.
Et là ce que tu racontes dans La sagesse du libraire me bouleverse. Je reste sans voix et j’en tremble tant je comprends, dans mon corps tout entier, ce qu’a vécu cet homme face à la mort de sa femme, à tenter de la retrouver en lisant ce qu’elle aurait aimé lire, en devenant un peu elle pour mieux l’éprouver, la comprendre et s’en approcher. C’est ce que m’est arrivé quand Antoine est mort, avec la musique, et il m’a semblé que cette musique qu’il écoutait, qu’il chroniquait dans la presse, était comme la zone qui parlait de lui absolument, qui le définissait, et depuis tout ce temps, je n’ai cessé de me fondre dans cette musique comme pour en extraire la nature de cet homme que j’ai tant aimé, et fusionner en quelque sorte.
Pardon de parler de moi, mais c’est juste pour te dire à quel point ton texte est juste, et essentiel, et vivifiant.
Oui la littérature, la musique, l’art, et aussi la nature, nous aident à supporter l’absence et à poursuivre avec les disparus un dialogue interrompu…


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