J’ai confié cette semaine les clés du kaléidoscope à notre ami Jean-Yves Loude: il m’avait fait part de sa colère après avoir vu le dernier film de Thierry Michel, sorti au mauvais moment… et qui n’est plus programmé que dans quelques salles en France ( à Lyon les 2 et 5 avril au petit cinéma Saint-Polycarpe.) Le film a pourtant reçu un très bon accueil du public et de la presse… et ce serait bien que la télévision publique lui donne une seconde vie.
“Pourquoi parler d’un film qui ne passe déjà presque plus en salles et qui sera resté à l’écran le temps d’un éclair de roquette ? Tout simplement parce qu’il est consacré au destin chaotique de la République Démocratique du Congo (RDC) et qu’il concerne directement nos vies.
Pas de chance pour le téméraire cinéaste belge Thierry Michel (et pour les millions de victimes des conflits), la sortie de son onzième film explosif, consacré aux 25 ans de guerre au Congo, coïncide avec la brutale explosion de l’Ukraine. Et les citoyens du monde n’ont plus assez de ressources en émotion pour embrasser tous les malheurs.
Le mot est lâché, « ressources », et la folie court à ses trousses.
L’abondance du sous-sol de la RDC en fait le pays le plus riche de la planète et le peuple le plus pauvre sur terre. Et c’est là que le film blesse. Il expose crûment la réalité des charniers, des déplacés, des estropiés, des affamés, des déboussolés, des damnés, comme Claude Lanzmann le fit avec les témoignages sur la Shoah. Oui, il faut du courage pour assister à l’un des plus longs cortèges d’exilés de l’histoire de l’humanité et pour supporter les regards fiévreux braqués sur nous.
Oui, nous tous, non coupables, mais responsables.
Que celui qui me jugerait moralisateur me jette son premier Smartphone. Personnellement, je n’en ai pas. J’ai fait ce choix. On nous demande sans cesse à présent : à quoi êtes-vous prêt à renoncer pour être en accord avec votre désir de sauver la planète ? Sans hésiter : le Smartphone ! Dans “l’Empire du Silence”, j’ai vu des enfants descendre dans les entrailles de la terre, dans l’enfer des mines, pour rapporter les métaux rares dont nos téléphones et batteries regorgent. Ils ne travaillent pas à notre confort pour l’appât d’un salaire d’esclaves, mais simplement parce qu’ils sont orphelins et que seul le grand Capital veille sur eux en leur caressant les cheveux. Merveilleux destin ! J’y pense et puis j’oublie.
Pendant deux heures, le film de Thierry Michel assène de violents uppercuts qui nous laissent pantelants. Par exemple : on nous a habitués à évaluer la guerre civile au Rwanda et Burundi en terme de génocide, alors que ce sont des membres du « groupe » des agriculteurs, réunis sous l’appellation Hutu, qui, au sein d’une même société, ont atrocement assassiné des membres de la communauté des éleveurs, nommés Tutsi. Quand des coiffeurs s’en prennent à la corporation des bouchers, parlant la même langue qu’eux, partageant la même histoire ancestrale, le même pouvoir, le même territoire, cette folie meurtrière n’entre pas dans la case « génocide ». Dommage ! Les journalistes ne prennent pas le temps de lire les ouvrages d’ethnologie et rabâchent des poncifs qui n’aident pas à comprendre l’innommable.
Le film “l’Empire du Silence”oblige à regarder en face la suite de cette guerre civile. Saison 2 : Où l’on voit les forces rwandaises et ougandaises, ivres de vengeance, poussées dans le dos par l’argent et la bienveillance américaine, poursuivre dans les forêts et savanes congolaises les bourreaux hutus d’hier, mais aussi des centaines d’innocents, femmes et enfants aux mains vides, exterminés avec le même ignoble talent.
Après avoir montré cette grande marée de la mort, Thierry Michel pose une question que je croyais, jusqu’à présent, politiquement incorrecte : Quel est le plus gros exportateur de coltan au monde ? La réponse tombe : le Rwanda. J’entends d’ici protester : comment ? Mais il n’y a pas un gramme de coltan dans le sous-sol rwandais ! Précision : ces 25 ans de massacres en tous genres permirent de tisser un épais rideau de sang derrière lequel des seigneurs de la guerre congolais, les pouvoirs corrompus de Kinshasa, les armées « de libération » des États des Grands Lacs, les agents commerciaux des multinationales, les violeurs de femmes firent preuve de grande solidarité pour que les sonneries de portables retentissent dans les cartables de nos enfants. Au cas où nous les perdions dans la jungle de nos villes. C’est ainsi que le coltan est « exporté » depuis Kigali au profit de banques dûment reconstruites.
Ce film est toutefois éclairé par le lumineux docteur Denis Mukwege, Prix Nobel 2018 de la Paix, “l’Homme qui répare les femmes” (film du même Thierry Michel réalisé en 2016 et traduit en 28 langues), émule de Gandhi et de Mandela. Quand Denis Mukwege s’adresse au monde libre, parce que construit sur la peine des autres, on ne peut s’empêcher de frissonner à l’écoute de sa parole sans concession. Ce chirurgien, réparateur de nos consciences, fait partie des rares Justes qui garantissent un frêle espoir à l’humanité.”
Merci, Jean-Yves, de nous mettre en alerte.
Vous qui lisez ces lignes, n’hésitez pas, si le cœur vous en dit, à vous emparer de mon kaléidoscope ou à me proposer des sujets de réflexion… Vous pouvez aussi laisser des commentaires sur ce blogue.
Vous trouverez ci-dessous un lien: https://afriquexxi.info/article4950.html , envoyé par notre fils Quentin, qui complète la chronique de Jean-Yves Loude.
Il s’agit d’un entretien avec Thierry Michel, le réalisateur, qui témoigne, caméra au poing, depuis plus de 30 ans, des combats, des souffrances mais aussi des espoirs des Congolais. Il a réalisé 13 films documentaires sur le Congo. Voici un court passage de l’entretien, insistant sur la nécessité de la lutte contre l’impunité:
“Comprendre et lutter contre l’amnésie. Pour que les victimes ne meurent pas une seconde fois et que le Congo ne soit pas un oublié de l’Histoire. Plus concrètement, j’espère voir naître une dynamique pour qu’on sorte enfin de l’immobilisme et du déni. Il faut un tribunal pénal international. Il faut protéger les fosses communes. Il faut une police scientifique. Il faut des experts médico-légaux… Le chantier est vaste mais ça, ce n’est plus du cinéma.”
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