« Ma vie est un racontar: un racontar, c’est une histoire vraie qui pourrait passer pour un mensonge. À moins que ce ne soit l’inverse? ». C’est ainsi que Jørn Riel avait coutume de parler de sa vie et de son œuvre.

   Et il est vrai que la vie de Jørn Riel a nourri la cinquantaine de livres qu’il a écrits et qui ont connu un énorme succès au Danemark, en se vendant souvent à plus de 250 000 exemplaires dans un pays de 5 millions d’habitants. Des chiffres à faire rêver tous les écrivains français!

   Jørn Riel est né en 1931 à Odense, la ville natale d’un certain Andersen… À l’âge de 18 ans, il décide de partir dans l’Arctique: « Découvrir l’Arctique était pour moi comme un rêve qui devenait réalité. Je pensais rester quelques mois et puis, un beau matin, je me suis aperçu que cela faisait déjà 16 ans que j’y vivais. »

   Dans La maison de mes pères le jeune Jørn Riel évoque à travers le personnage d’un jeune chasseur, Agojaraq, la vie d’un métis eskimo entouré de ses cinq pères possibles et de sa vieille nourrice. 

   Cette joyeuse trilogie sera suivie d’un cycle ethnologique plus ambitieux: dans Le chant pour celui qui désire vivre Jørn Riel brosse une fresque qui fait pénétrer le lecteur au cœur de l’imaginaire inuit en racontant l’histoire d’une famille Inuit de l’an 1000 à nos jours. Heq mène son peuple sur la terre promise et fonde Thulé, Arluk entreprend, 500 ans plus tard de faire le tour de « tous les pays de la terre », c’est-à-dire le Groenland. Dans ce monde hostile où les larmes gèlent dès qu’on les a versées, des hommes, nos frères, nous donnent une extraordinaire leçon de vie. La trilogie se clôt par Soré, notre contemporaine, maltraitée par la vie, victime du racisme des Danois.

   On a le sentiment, au cours de ces trois histoires, reliées par la connaissance viscérale de la vie, des récits et de la parole des ancêtres que Jørn Riel, ce maître conteur a connu les Inuit dans leur intimité, ces derniers hommes libres du continent dont il nous dit qu’ils ont le sixième sens que nous avons perdu.

   Ce sont les dix volumes des Racontars qui vont faire connaître dans le monde entier l’œuvre de Jørn Riel. Il y met en scène les trappeurs du nord-est du Groenland qu’il a si longtemps côtoyés, avec un incomparable génie narratif et un humour parfois très noir. 

   Mais c’est Le jour avant le lendemain, le livre préféré de Jørn Riel qui m’a le plus profondément marqué: un récit intense, rude et simple, sur le destin, la vie, la mort… En 1860, Ninioq, une très vieille femme sait qu’elle va bientôt mourir, dignement, seule sur la banquise. Mais avant elle va apprendre à Manik, son petit-fils de sept ans, à grandir, à être responsable et à devenir un homme.

   Grâce à Susanne Juul, la fondatrice avec Bernard Saint Bonnet des éditions Gaïa, nous avons eu le privilège d’accueillir à deux reprises Jørn Riel à la librairie Lucioles. C’était il y a plus de vingt ans et après une rencontre inoubliable toute l’équipe de la librairie se souvient de ce repas à la maison en compagnie d’Anette, sa pétillante épouse et d’Inès Jorgensen, sa traductrice. À la fin du repas Jørn Riel a fait teinter son verre pour obtenir le silence et nous raconter un épisode de sa vie au Groenland: parti sur son traîneau, il avait été pris dans une tempête de neige si puissante qu’il s’était complètement égaré sur la banquise et s’était résolu à mourir, incapable de retrouver le campement. Ses chiens qu’il avait libérés avaient réussi à rejoindre le camp de base. Je revois Jørn Riel nous raconter avec sa belle voix et son immense talent de conteur, en danois, puis Inès traduire ses paroles. Les chiens revenus au campement, les camarades trappeurs étaient  partis à sa recherche, sans grand espoir de le localiser dans cette tempête. Ils l’avaient finalement miraculeusement retrouvé, assis sur son traîneau recouvert de neige et inconscient. Ils avaient réussi à le ranimer et au lieu de remercier ses sauveteurs il les avait copieusement engueulés car il avait eu le sentiment de s’endormir en douceur. Et Jørn Riel, ce soir-là, avec un petit sourire nous avait dit: « et j’espère que c’est de cette manière que je mourrai ».

   Le destin en a décidé autrement et cette belle personne vient de mourir en Malaisie où il s’était installé depuis longtemps ( pour décongeler disait-il plaisamment, son éternelle pipe à la bouche!)

   Merci à Susanne Juul et à Inès Jorgensen qui ont répondu à mon appel pour faire revivre un homme qu’elles ont aimé et qu’elles nous ont fait aimer.



   « En 1991, j’ai passé un coup de fil à Jørn pour savoir s’il était partant pour nous céder les droits de ses racontars arctiques car nous avions envie de les traduire et les publier en France. Jørn nous a proposé de venir le voir en Suède où à l’époque, sa femme Anette et lui passaient leurs étés. Nous, c’était bernard, moi et notre bébé de 18 mois, Andreas.

Ce fut le début d’une longue aventure passionnante. Environ 20 ans plus tard, notre maison d’édition, Gaïa, avait publié une grande partie de son œuvre pour notre plus grand bonheur. Ce fut également une belle histoire familiale : nos cinq enfants ont baigné dans l’univers rocambolesque des chasseurs du nord-est du Groenland pendant toute leur enfance : Jérémie,  10 ans à l’époque, a proposé le mot « racontar » comme traduction du mot danois « skrøne »,Andreas est devenu traducteur à son tour et n’eut aucun mal à traduire les textes de Jørn : il en connaissait les personnages comme des amis de longue date.

   30 ans d’amitié avec Jørn et sa douce Anette. Jørn, malicieux, inébranlable, à nous raconter des histoires à dormir debout. Anette, si discrètement présente, avenante, souriante. Pendant 30 ans nous nous sommes retrouvés en Suède, au Danemark, en Malaisie et surtout de nombreuses fois en France.

   Jørn, tu nous as quittés, tu as « déchaussé tes kamiks ». Avec Anette à tes côtés jusqu’au bout. Vendredi 18 août 2023, ce fut le grand vide.

   Mais pas pour longtemps : très vite, ils ont commencé à se bousculer dans mon esprit, nos chasseurs du nord-est du Groenland si familiers: Valfred, Bjørken, Lasselille, le Comte, Anton, William-le-Noir… immortels, ceux-là.

   Ce soir, ils sont réunis à Bjørkenborg, station perdue dans l’immensité arctique pour de joyeuses funérailles comme eux seuls savent les célébrer.  Valfred a sorti des bouteilles de son eau-de-vie distillée maison « la mort noire », le Comte a confectionné ses fameux « cœurs du comte », Bjørken discourt sur les mérites de leur inventeur, tandis qu’Anton prend note de tout, scrupuleusement, et en tout petit pour économiser le dernier crayon de la côte cette année… »

   « Jørn Riel nous a quittés… L’œuvre, bien sûr, restera. Mais l’homme va nous manquer. D’une expérience unique dans le Grand Nord, il a fait une expérience universelle. C’est le don du conteur. Comme le dit Walter Benjamin, le conteur  emprunte la matière de son récit à l’expérience, et ce qu’il raconte, à son tour, devient expérience en ceux qui écoutent son histoire. Inlassablement, il a continué à puiser, dans son vécu groenlandais, une sagesse humaine à transmettre. Contrairement au romancier , qui insiste sur l’individu dans sa solitude, le conteur sait qu’il peut partager et que, plus il raconte, plus il se rapproche des autres. Alors les rencontres avec ses lecteurs  deviennent des moments intenses d’émotion et de rires. Comme ce le fut à la librairie Lucioles.

    Accompagner Jørn, en tant que traductrice et interprète, aura était un cadeau pour moi: Son humour, son humanité, son écoute, sa liberté, sa rébellion contre la bêtise et l’hypocrisie. Il savait exactement d’où il parlait : de quelque part au milieu des glaces où l’homme se confronte à l’essentiel. » 

                  Mon kaléidoscope fait relâche pendant deux ou trois semaines.

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