“Je veux saisir Monet là, à cet instant précis où il pousse la porte de l’atelier dans le jour naissant encore gris. C’est le moment du jour que je préfère, c’est l’heure bénie où l’œuvre nous attend. L’aube est fraîche, l’air vif picote les joues. Il est un peu plus de six heures et demi du matin, pas un bruit au loin dans la maison endormie qu’on vient de quitter, quelques pépiements d’oiseaux dans le jardin où les arbres sont immobiles comme le silence. C’est un de ces matins du monde comme il y en a tous les jours en Normandie dans les villages que bordent l’Eure et la Seine. Nous sommes à l’été 1916. Depuis quelques mois, Monet a pris possession du grand atelier qu’il s’est fait construire en haut de son jardin pour pouvoir travailler sur les vastes formats des panneaux des Nymphéas.” 

 Ainsi commence le dernier livre de Jean-Philippe Toussaint “L’instant précis où Monet entre dans l’atelier”, paru, comme tous ses livres aux éditions de Minuit. En une petite vingtaine de pages l’auteur s’interroge sur le processus de création d’un peintre. Le livre entre en résonance avec “L’urgence et la patience” écrit il y a dix ans dans lequel Toussaint questionnait la manière dont naissent les images, les personnages et les décors, en un mot l’alchimie d’un livre. 

 Le dernier livre est construit sur une anaphore, chaque paragraphe commençant par ces mots: “Je veux saisir Monet là, à cet instant précis où il entre dans l’atelier.” La litanie de tous ces mots signifiants propulse le lecteur de Toussaint au creux de l’insondable mystère de la création.  

 Le romancier montre que Claude Monet, en appliquant touche après touche ses couleurs, métamorphose la vie même en peinture: “Ce que Proust avait fait avec des mots, en transformant ses sensations et son observation du monde en un corpus immatériel de caractères d’imprimerie, Monet le fera avec des couleurs et des pinceaux. Ce qui est à l’œuvre, dans cette opération de transsubstantiation qui occupera les dernières années de sa vie, c’est la conversion de la substance éphémère et palpitante de la vie en une matière purement picturale.” 

 Son ami Clémenceau va convaincre Monet de donner “Les Nymphéas”, son œuvre ultime à l’État alors même qu’elle n’est pas terminée :”même s’il n’en a pas conscience, c’est bien à l’inachèvement des Nymphéas que Monet consacre les dernières années de sa vie. Ce sera l’éternelle toile de Pénélope qu’il tissera et détissera jusqu’à son dernier souffle. Car finir les Nymphéas c’est accepter la mort, c’est consentir à disparaître.

   En écho à ma présentation, la semaine dernière ( à retrouver sur ce blogue)du Molière d’Ariane Mnouchkine je vous invite à lire ici: https://www.telerama.fr/debats-reportages/on-n-essaie-pas-marine-le-pen-on-n-essaie-pas-le-fascisme-le-plaidoyer-d-ariane-mnouchkine-7009875.php?xtor=EPR-164   l’entretien qu’Ariane Mnouchkine a donné à Télérama sous un titre qui entre en résonance avec les engagements de toute sa vie: “On n’essaie pas Marine le Pen! On n’essaye pas le fascisme!” 

Avant le second tour de la présidentielle, Ariane Mnouchkine, directrice du Théâtre du Soleil, n’a plus la tête à parler de son spectacle L’Île d’or. Face au danger de l’extrême droite, la citoyenne prend le pas sur la metteuse en scène. C’est en femme engagée, bien plus qu’en artiste, qu’elle s’exprime.

Êtes-vous inquiète ?
Plus que de l’inquiétude, je ressens de l’effroi. La situation n’est plus la même qu’en 2017. Les partis réformistes ont volé en éclats. Madame Le Pen a désormais une réserve de voix importante. Les droites extrêmes pourraient rassembler plus de 50 % des Français. Ce chiffre nous fait trembler. Alors que la guerre nous menace, car l’Ukraine c’est nous, l’arrivée de l’extrême droite à la tête de notre pays serait un désastre irréparable. Pour la France et l’Europe.

Que dites-vous à ceux que tente l’abstention ?
Je leur dis que nous avons dix jours pour exiger et obtenir d’Emmanuel Macron qu’il amende son programme. Pour ce faire, il faut qu’il entende les urgences que lui hurlent certains dirigeants syndicaux lorsqu’ils arrivent à l’attraper au téléphone. Il faut que dans le programme de la France insoumise, il puise les dix, ou vingt, ou, pourquoi pas, trente mesures qui sont finançables et possibles à mettre en œuvre immédiatement. Et qu’il fasse de même dans le programme des écologistes et d’autres. Ce fameux combat des idées dont tous les dirigeants politiques se targuent ne consiste pas à annihiler les idées de ses adversaires. C’est aussi savoir admettre que l’autre a raison, parfois. Pour le bien du pays. Pour le bien commun. Contre le fascisme. Et les candidats momentanément défaits ne doivent pas crier au plagiat, mais être fiers de ces emprunts et les ajouter à la liste de leurs victoires.

C’est ça, la politique : travailler au bien commun. Cela devrait être ça ! En dépit des aléas des élections, en dépit des différences et donc des différends. C’est être capable de mettre de côté une énième déception, aussi cruelle et injuste soit-elle. Ce n’est pas se retirer sur l’Aventin en laissant advenir un désastre possible, pour ne pas dire probable.

On n’« essaie » pas Marine Le Pen ! On n’essaie pas le fascisme, aussi déguisé, aussi masqué soit-il. On ne se livre pas aux forces obscures. Si elle est élue, alors, avec ceux qui, restés dans l’ombre jusqu’ici, apparaîtront autour d’elle le matin du 25 avril 2022, elle infligera à la France, et à l’Europe, des dégâts incommensurables, irréversibles. Les mêmes que ceux qu’infligent encore Trump aux États-Unis, Bolsonaro au Brésil, Orbán en Hongrie.

Elle veut tripatouiller la Constitution. Se rend-on compte de ce que cela signifie ? Elle veut introduire dans notre Constitution, qui reste un modèle pour les démocraties du monde, des mesures indignes qui n’ont rien à y faire, mettant en danger le droit d’asile, l’égalité, l’hospitalité, le devoir de protection, et j’en passe.

Croyez-vous à une possible inflexion d’Emmanuel Macron vers la gauche ?
Il faudra bien qu’il « dessourdisse » son oreille, car sinon il perdra l’élection. Il le sait. Il ne peut pas non plus ignorer que s’il est élu et ne change rien à sa façon d’être et de diriger, la rue sera là, et pas seulement les samedis, mais tous les jours. Et pas seulement les Gilets jaunes, mais tout le monde. On peut tout dire d’Emmanuel Macron mais pas qu’il est bête, intellectuellement en tout cas, et je ne pense pas qu’il ait envie de rester dans l’Histoire comme celui qui a été chassé après avoir tout bousillé.

Que manque-t-il à sa parole ?
Jamais il ne nomme la pauvreté. Et, ne la nommant pas, il semble ignorer, pis, il semble nier une grande partie du malheur de la France, alors que c’est de son éradication qu’il devrait impérieusement faire son cheval de bataille.

Que dire sur la chute des partis politiques historiques ?
Vous voulez savoir ce que je pense vraiment de ces partis ? Alors qu’ils devraient être un petit échantillon exemplaire de la société qu’ils prétendent faire advenir, il y règne une telle violence, une telle vulgarité de comportement, une telle méchanceté, oui, méchanceté, qu’ils sont finalement devenus des partis scorpions. Ce n’est pas leur intérêt mais c’est devenu leur nature. Que faire ?

En tant qu’artiste, vous sentez-vous impuissante ou même responsable ?
Je n’ai pas envie ici de m’exprimer en tant qu’artiste. D’ailleurs, les artistes sont des citoyens comme les autres et il est normal qu’au moment où l’extrême droite est sur le seuil du pouvoir nous nous demandions ce que nous avons fait que nous n’aurions pas dû faire, ou pas dit ce que nous aurions dû dire. Il est normal qu’au moment où, à nos portes, nous assistons au viol d’un pays, de ses lois, de ses droits, de ses femmes, de ses enfants et de ses hommes, nous nous sentions impuissants, inutiles et honteux.

Les revendications identitaires influencent-elles les politiques ?
Oui, bien sûr. Nous en avons les preuves tous les jours. Mais si j’étais candidate, je parlerais aux gens sans me soucier des couleurs de peau, des religions, des orientations sexuelles, mais en tenant compte uniquement des différences de ressources de ceux auxquels je m’adresse. Parce qu’il y a des pauvres, des moins pauvres et des riches chez tout le monde, qu’on soit femme, noir, blanc, musulman, juif, lesbienne ou gay. Jeune ou vieux. Malade ou athlétique.

Quelle est la responsabilité de la gauche dans la situation actuelle ?
Elle a précisément fait l’inverse et oublié un groupe, pourtant très fourni, celui de ces Français, de longue date ou récents, qui sont dans la merde. Je ne peux pas dater cet abandon. À quel moment a-t-elle cessé de voir l’épuisement, la souffrance et le trouble des enseignants ? des soignants ? À quel moment a-t-elle commencé à laisser décliner les services publics, c’est-à-dire le bien commun de tous les habitants de la France, qu’ils soient français, étrangers travaillant ou réfugiés chez nous ? À quel moment la gauche est-elle devenue froide et calculatrice ? À quel moment a-t-elle cessé d’utiliser le mot prolétariat ? À quel moment a-t-elle cessé de parler de province pour parler de territoires ?

De glissements en glissements, sémantiques ou pas, a surgi un monde brisé en une infinité de groupes. Tous plus narcissiques les uns que les autres. La colère est désormais érigée en valeur. Certains ont enfourché cette colère, l’ont invoquée comme s’il s’agissait de la seule déesse libératrice. Ils raclent les colères jusqu’au fond du chaudron de la guerre civile. Or la colère n’est pas une valeur, c’est un symptôme. C’est, en général, le symptôme de la peur. il faut des remèdes à cette peur. Vite.

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