Je n’avais pas prévu cette semaine de vous parler à nouveau de Jacques Prévert. Mon 52ème kaléidoscope intitulé “Prévert, colère, Belle-Île-en-Mer”  qui raconte les circonstances de la création du poème “Chasse à l’enfant” est l’un de mes préférés.

   C’est grâce à notre petit-fils qui l’étudie en classe de seconde que j’ai redécouvert Grand Bal du Printemps, recueil publié en 1951. Comme toujours, avec la force poétique de l’évidence, Prévert est du côté des obscurs, des invisibles, de ceux qui sont nés du côté du malheur, de ceux qui subissent, de ceux qui sont déracinés, du côté des victimes, du côté des enfants pauvres, humiliés et battus. 

 Du côté de cet enfant du “terrain vague”, de la “zone” qui découvre la mer pour la première fois:


Exilé des vacances

dans sa zone perdue

il découvre la mer

que jamais il n’a vue

La caravane vers l’ouest

la caravane vers l’est et vers la Croix du Sud et vers l’Étoile du Nord 

ont laissé là pour lui

de vieux wagons couverts de rêves et de poussière


Voyageur clandestin enfantin ébloui

il a poussé la porte du Palais des Mirages

et dans les décombres familiers de son paysage d’ombres inhospitalières

il poursuit en souriant son prodigieux voyage

et traverse en chantant un grand désert ardent


Algues du terrain vague

caressez-le doucement.


   Dans l’édition originale, “Grand Bal du Printemps” est accompagné des émouvantes photographies d‘Izis, un artiste beaucoup moins connu que Boubat, Ronis ou Robert Doisneau à qui l’on doit les plus beaux portraits du poète.

Izis est venu en France à l’âge de 19 ans, il dort sous les ponts en rêvant de devenir photographe et il est profondément marqué par la mort de ses parents restés en Lituanie et exécutés.

Comme Prévert, il ne peut photographier que ce qu’il aime, avec humilité. Comme Prévert, Izis aime la poésie des rues de Paris. “Il accompagne Jacques Prévert à la photo comme Kosma l’a accompagné au piano.”


   Je ne me souvenais pas qu'”Étranges Étrangers” était l’un des poèmes de “Grand Bal du Printemps” et j’ai redécouvert sa puissance de dénonciation de l’injustice dont sont victimes ces hommes déracinés, ces migrants fuyant la misère pour en retrouver une autre.

Étranges étrangers

Kabyles de la Chapelle et des quais de Javel

hommes des pays lointains

cobayes des colonies

Doux petits musiciens

soleils adolescents de la porte d’Italie

Boumians de la porte de Saint-Ouen

Apatrides d’Aubervilliers

brûleurs des grandes ordures de la ville de Paris

ébouillanteurs des bêtes trouvés morts sur pied

au beau milieu des rues

Tunisiens de Grenelle

embauchés débauchés

manœuvres désœuvrés

Polacks du Marais du Temple des Rosiers

Cordonniers de Cordoue soutiers de Barcelone

pêcheurs des Baléares ou bien du Finisterre

rescapés de Franco

et déportés de France et de Navarre

pour avoir défendu en souvenir de la vôtre 

la liberté des autres

Esclaves noirs de Fréjus

tiraillés et parqués

au bord d’une petite mer

où peu vous vous baignez

Esclaves noirs de Fréjus

qui évoquez chaque soir

dans les locaux disciplinaires

avec une vieille boite à cigares

et quelques bouts de fil de fer

tous les échos de vos villages

tous les oiseaux de vos forêts

et ne venez dans la capitale

que pour fêter au pas cadencé

la prise de la Bastille le quatorze juillet

Enfants du Sénégal

dépatriés expatriés et naturalisés

Enfants indochinois

jongleurs aux innocents couteaux

qui vendiez autrefois aux terrasses des cafés

de jolis dragons d’or faits de papier plié

Enfants trop tôt grandis et si vite en allés

qui dormez aujourd’hui de retour au pays

le visage dans la terre

et des bombes incendiaires labourant vos rizières

On vous a renvoyé

la monnaie de vos papiers dorés

on vous a retourné

vos petits couteaux dans le dos

Étranges étrangers

Vous êtes de la ville 

vous êtes de sa vie 

même si mal en vivez 

même si vous en mourez.

   Ce poème a été écrit il y a 70 ans et si Prévert revenait aujourd’hui il n’aurait, hélas, que peu de modifications à lui apporter. 

   La France n’est certes plus une puissance s’imposant par la force dans ses colonies mais elle est encore plus souvent une terre d’écueil qu’une terre d’accueil.

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