Kaléidoscope 116: Dix Petits Nègres. Adolescentes.

Il y a quelques années, à la librairie, j’avais téléphoné à notre importateur de livres en langue anglaise pour signaler une erreur dans une commande reçue. Au lieu du Ten Little Niggers attendu – Dix Petits Nègres , le célèbre roman d’Agatha Christie qui s’est vendu à plus de 100 millions d’exemplaires- on nous avait fait parvenir And there they were none ( Et il n’en resta plus aucun). Mon interlocuteur m’avait rassuré : j’avais entre les mains l’édition américaine du livre de la chère Agatha, avec un titre politiquement correct !
Ce changement effectué dès la sortie américaine en 1940 a contaminé l’Angleterre 40 ans plus tard, l’Allemagne en 2002 et aujourd’hui la France. Ne demandez plus à votre libraire “Dix Petits Nègres” mais “Dix hommes de couleur de petite taille” . Non, je rigole! Le titre est désormais Ils étaient dix. Les changements ne s’arrêtent pas là : le texte est lui aussi rectifié, le terme nigger de l’original est remplacé à 74 reprises par soldat.

Le nom commun “nègre” est apparu en 1516 pour désigner un homme de race noire. Issu du latin niger (noir), il ne commence vraiment à être utilisé qu’au XVIIIème siècle pour désigner un esclave. Il aura souvent une connotation péjorative comme dans l’expression ” Travailler comme un nègre.” À la fin des années 30 Senghor et Césaire lui donnent une image positive en inventant le concept de négritude.

Il n’y avait nulle connotation raciste dans “Dix Petits Nègres” et on a le sentiment que les héritiers d’Agatha Christie font plutôt , avec cette autocensure, une opération commerciale .
Aujourd’hui ce mouvement de “politiquement correct” hypocrite – qui ne fera pas reculer d’un pouce le racisme – a fait bannir de certaines bibliothèques des livres où le mot “nigger” est pourtant prononcé par des personnages clairement racistes!
Ne nous arrêtons pas en si bon chemin et rebaptisons “Le Nègre du Narcisse”, l’un des plus beaux livres de Joseph Conrad ou le livre de Dany Laferrière que les éditions Zulma rééditent 30 ans après sa première publication : ” Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer”.
Je compte sur votre sagacité pour faire d’autres propositions de censure et de “sensitivity reading”…et j’en profite pour remercier Pierre de m’avoir proposé le sujet de ce kaléidoscope.

Le film Adolescentes ( que j’avais évoqué dans mon kaléidoscope 112 ) est programmé à l’Amphi de Vienne cette semaine. Je me permets de vous redire que c’est un film à voir.

Sébastien Lifshitz a suivi pendant cinq ans, de l’âge de 13 ans à l’âge de 18 ans, deux adolescentes de Brive-la-Gaillarde, deux amies dissemblables et pourtant si proches. Emma et Anaïs sont de milieux très différents : l’une est issue de la bourgeoisie et l’autre d’un milieu défavorisé ; mais elles sont unies par une profonde amitié depuis la sixième et sont scolarisées dans le même établissement.
Une fois par mois, pendant cinq ans Sébastien Lifshitz et son équipe de tournage les ont filmées, avec tact et délicatesse. Il est évident, à la vision du film, qu’ils ont su installer un climat de confiance. Le spectateur a le sentiment d’avoir vécu à leurs côtés: les petits riens de la vie, les fous rires, les joies et les angoisses, les rapports difficiles avec des parents, trop laxistes d’un côté, trop rigoureux et intrusifs de l’autre. L’écart social sera déterminant dans le parcours des deux amies: Emma, bonne élève, envisage une carrière artistique mais Anaïs a une scolarité plus difficile car elle doit se débrouiller seule.
“La beauté du monde ne tient-t-elle pas dans le fait que chaque individu est unique ? Arriver à s’accomplir, à être soi, un être libre : voilà ce que je recherche dans mes films. Et aussi dans ma vie.” Ce sont les derniers mots de Sébastien Lifshitz dans le bel entretien qu’il a accordé à Télérama.
Michel Bazin
Kaléidoscopes.site

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