Comme je vous le disais la semaine et l’année dernière, en conclusion de mon dernier kaléidoscope consacré aux pouvoirs réparateurs de l’art et de la littérature, je commence cette nouvelle année avec le message d’espoir de Jean Bellorini le nouveau directeur du TNP.
Il nous rappelle avec force et délicatesse que nous avons aussi besoin du spectacle vivant, que nous avons besoin de ce contact physique, que nous avons besoin de vibrer ensemble devant cet art de l’instant, que nous avons besoin de cette communion dans l’écoute et la vision, que nous avons besoin d’être emportés par des émotions ensemble, que nous avons besoin de rire et de pleurer ensemble.

Que 2021 soit l’année des retrouvailles avec cet art partagé depuis la nuit des temps, un art capable lui aussi de réparer les vivants que nous sommes.

“Résistons encore.
Soyons du côté des optimistes.

Depuis plusieurs mois, l’idée que le théâtre, l’opéra, la musique, le spectacle qu’on dit « vivant » pourraient nous parvenir aussi bien via nos écrans que dans une salle, que l’œuvre d’art pourrait se dématérialiser et s’exprimer pleinement à distance, s’insinue dans les esprits.
Nous faire croire que l’on peut avoir accès à l’art par le biais du numérique est un mensonge.
Car l’appréhension solitaire d’un spectacle le transforme automatiquement en produit.
Pour révéler son essence même, esthétique et symbolique, l’art nécessite de partager en silence le temps du regard. Et de former ainsi communauté, bien qu’on soit en présence d’inconnus.
L’ absence, le manque révèlent en profondeur ce besoin. Nous ressentons alors combien il est impossible de faire société sans un art partagé.

Le fait, en tant que spectateur de se sentir acteur (c’est-à-dire agissant pendant la représentation, par l’écoute, la présence, l’appartenance à un groupe) est unique et n’a lieu qu’en présence d’Hommes face à d’autres Hommes. Au théâtre, c’est précisément la question de l’être qui est proposée. Le spectateur n’est pas passif, il ne consomme pas. L’ art est une valeur et non un produit. Ce moment de crise aura au moins permis de délimiter plus précisément cette frontière.

Alors aujourd’hui, je ne m’adresse pas au gouvernement qui, sans lui faire de procès d’intention quant au mépris affiché envers le monde du spectacle vivant, démontre surtout une méconnaissance profonde de ce besoin vital d’art.
Je m’adresse à vous, spectateurs.
(…)Car sans vous, notre existence n’a pas de sens. Nous ne sommes que trop prêts. Nous vous attendons. Nous attendons que le noir se fasse de nouveau avant le début de la représentation. Nous attendons ce vertige partagé, ce suspens au-dessus d’une promesse.
Pour que les histoires des Hommes parviennent aux Hommes, pour que la chaîne ne rompe jamais, pour que la reconnaissance de soi dans l’autre répare, pour que la poésie des mots traverse les corps.
Pour voir vos yeux brillants allumés par une voix.

Comment continuer à faire du théâtre sans vous ?
Comment supporter encore ce silence qui est un vide, celui de votre absence ?

Malgré tous ces doutes, je veux croire à votre retour proche…”

Et retrouvons aussi avec Charles Juliet le chemin de la poésie qui peut aussi être porteur d’espoirs:

“Dites-moi où vous conduisent vos chemins.
Ce qu’ils vous ont amené à découvrir.
Dites-moi si une lueur commence à percer votre nuit, ou si vous marchez déjà sur un sol ferme, dans la clarté du jour.
Quoi que ce soit que nous ayons à endurer ou subir, ne perdons pas de vue que tout est vie, et qu’en conséquence, tout est bon à vivre.”

“Dans la lumière des saisons” (éditions POL)

Merci à mon fils Jonathan de m’avoir envoyé cet article du “Monde” qui prolonge ce kaléidoscope et ceux que j’ai consacrés à Alberto Manguel.
La bibliothèque, miroir de notre intimité

Par Marion Vignal

Les confinements ont rendu les bibliothèques omniprésentes à l’arrière-plan des apéros Whatsapp et des réunions Zoom. Manière de rappeler que si les livres ouvrent sur l’ailleurs, une fois rangés dans des rayonnages, ils racontent aussi leurs propriétaires.
On pensait le concept de bibliothèque de salon devenu désuet à l’ère du tout-numérique. Avec la multiplication du télétravail et des visioconférences, les arrière-plans d’étagères de livres au cachet intello ne cessent de fleurir sur les écrans d’ordinateurs. Sur Instagram, les images de bibliothèques personnelles se sont même mises à concurrencer les habituelles orgies chromatiques de couchers de soleil, confinement oblige. Comme si les livres, ces bouées de sauvetage en temps de sevrage social et culturel, composaient un paysage fantasmatique, capable de satisfaire nos imaginaires et nos désirs d’évasion. Afficher sa bibliothèque, c’est aussi dévoiler une partie de soi.

Chaque propriétaire possède un rapport singulier à ses livres et à la place qu’ils occupent dans son espace domestique. On a beau posséder les mêmes étagères Billy d’Ikea, les mêmes rangées de Folio ou de Pléiade que le voisin, impossible de trouver deux bibliothèques identiques. Tous les grands lecteurs ne veulent pas vivre dans un salon tapissé de livres, certains peuvent se sentir oppressés par des linéaires d’ouvrages et préférer la compagnie de « livres errants », selon les mots de Georges Perec. D’autres, au contraire, se délectent de leur profusion… A l’exemple de Serge Ricco, directeur artistique de L’Obs, qui considère son mur de dix mètres linéaires saturé de livres comme « un arbre sur lequel se reposer ».

Classement par couleur

En bon graphiste et heureux propriétaire d’une ­bibliothèque dessinée sur mesure, selon la taille de ses ouvrages – un must pour tout amoureux des livres –, le collectionneur a fini par opter pour un classement par couleur, après être tombé sous le charme d’une photo de la bibliothèque arc-en-ciel du designer graphique Stefan Sagmeister, à New York. « Je retrouve beaucoup plus facilement mes livres depuis que j’ai adopté ce principe ­chromatique. Cela correspond bien mieux à ma mémoire visuelle », précise-t-il.

« Le principe alphabétique réunit artificiellement des auteurs ou des univers qui n’ont rien à voir les uns avec les autres. » Olivier Gabet, directeur du Musée des arts décoratifs

A chaque esprit, sa logique. Le directeur du Musée des arts décoratifs, Olivier Gabet, déteste les bibliothèques trop esthétisantes. La sienne est officiellement « mal rangée », truffée de petits objets en céramique, et obéit à son intuition personnelle. « La bibliothèque est un lieu de rencontres. Je range un livre, je tombe sur un autre. Des histoires se tissent. » Ses livres sont classés uniquement par thématiques ou affinités. « Cela construit une dynamique. Le principe alphabétique réunit artificiellement des auteurs ou des univers qui n’ont rien à voir les uns avec les autres, voire qui s’opposent. Je crois à l’âme des livres. »

Sa bibliothèque de référence n’est autre que celle d’Aby Warburg, transférée à Londres en 1933, vestige de la version originale créée au début du XXe siècle par l’historien de l’art dans sa maison de Hambourg et composée sur un principe de Denkraum, « espace de pensée ». L’homme a passé sa vie à classer ses milliers de livres selon « la loi du bon voisinage », soit sur le principe de connexions, construisant ainsi une bibliothèque-rhizome à l’architecture secrète sur laquelle des chercheurs continuent de plancher. A l’entrée de son espace, il avait fait graver le mot « Mnémosyne », déesse de la mémoire dans la mythologie grecque.

Pour Karl Lagerfeld, connu pour avoir été sa vie durant un acheteur compulsif de livres, sa bibliothèque n’était autre que « sa garantie de mémoire », d’après Caroline Lebar, qui fut sa directrice de communication et de l’image pendant trente-cinq ans. « Il était le seul à savoir comment ses livres étaient classés, ce qui instaurait une intimité unique entre lui et sa bibliothèque, poursuit-elle. Sa seule règle du jeu était le bordel. » Et pourtant, le couturier pouvait retrouver en un temps record n’importe quel ouvrage parmi les impressionnants rayonnages qui s’élevaient sur les six ou sept mètres de hauteur sous plafond à l’arrière de son studio-librairie 7L, situé rue de Lille, dans le 7e arrondissement de Paris.

Karl Lagerfeld aurait rassemblé autour de lui entre 200 000 et 300 000 références, entre son appartement du quai Voltaire, son studio photo et d’autres lieux aux adresses secrètes où certains stocks seraient encore sur palette… Sa succession n’étant pas encore finalisée, ses livres, pour l’heure orphelins, attendent sagement couchés les uns sur les autres – selon son implacable méthode de rangement pour ne pas les abîmer – de connaître leur futur destin.

Construire de nouveaux espaces

Les protestations déclenchées par la fermeture temporaire des librairies, classées parmi les commerces non essentiels, ont montré la valeur symbolique, voire sacrée, du livre, dont la proximité physique nous rassure. La lecture de livres numériques et l’écoute de livres audio, même s’ils sont en croissance (+19 % d’utilisateurs de livres audio en 2019, selon une étude Audible), sont encore loin d’anéantir le charme du papier, si encombrant soit-il. « Une bibliothèque peut prendre une dimension kafkaïenne. On peut finir englouti », reconnaît Olivier Gabet.

« Je ne les lâche pas. Mes livres, ce sont mes racines, les fils de ma vie dit Mercedes Erra, fondatrice et présidente de BETC Groupe .

Pierre Bergé (actionnaire du groupe Le Monde de 2010 à sa mort, en 2017), autre grand bibliophile, a préféré se séparer, avant sa disparition, de ses trésors reliés pour les confier à d’autres passionnés comme lui. Une fois la vente aux enchères de ses livres achevée (il reste encore quelques pépites sur le marché), il annonçait qu’il rachetait les éditions de ses ouvrages fétiches en versions de poche, rappelant que ce sont avant tout les textes qui comptent et non l’objet rare, si précieux ou historique soit-il. Quoique, pour certains, l’attachement soit parfois tel que se séparer d’un livre relève du dilemme cornélien…

Contrairement à Serge Ricco, qui s’est donné comme règle martiale de « tuer un livre » dès qu’il ajoute une nouvelle référence à sa bibliothèque, Mercedes Erra ne cesse de repousser ses murs pour faire entrer toujours plus d’ouvrages. Elle passe sa vie à construire de nouveaux espaces pour ses ouvrages dans sa maison-bibliothèque de Garches. « La dernière en date se trouve au fond du jardin, dans une chambre d’amis. C’est un mur en béton incliné, rempli de livres de poche, avec une balustrade et un petit escalier. On dirait la bibliothèque de l’hôtel Saint-James, en contemporain. Je l’adore. »

Dès qu’elle a le temps, Mercedes Erra nettoie ses livres, les cire, « fourre » certains de documents et n’en oublie aucun, pas même les plus modestes. « Je ne les lâche pas. Mes livres, ce sont mes racines, les fils de ma vie. » Quand elle s’est installée avec son compagnon, le couple a tout mélangé dans la maison, sauf les livres. « J’étais prête à lui faire de la place dans ma bibliothèque même si nous avons des goûts très différents, mais il n’a pas voulu. Il a préféré rassembler tous ses livres au sous-sol, dans une pièce qu’il utilise pour le sport. C’est son univers. »

Extension de soi

Preuve s’il en est que la bibliothèque peut être vécue comme une extension de soi. L’architecte Aline Asmar d’Amman a, quant à elle, décidé de sanctuariser ses livres, ses « objets d’affection », dans une pièce dédiée de son appartement parisien. Le lieu se veut l’hybridation d’un dressing et d’une bibliothèque, un cabinet de toilette qui ferait aussi office de salon de lecture. Ses livres de prédilection, comme les ouvrages du philosophe Clément Rosset, ceux de Christian Bobin ou les nombreuses correspondances amoureuses d’écrivains, voisinent avec ses multiples boîtes à chaussures, au-dessus de ses penderies, dans un décor de boudoir contemporain au glamour sophistiqué.

A l’entrée de l’appartement, une table sculpturale signée Zaha Hadid accueille les livres d’inspiration du moment sur un principe de bibliothèque horizontale. Mais, pour l’architecte d’origine libanaise, la plus belle bibliothèque du monde restera celle du hall de son immeuble à Beyrouth, pendant la guerre. « Nous y avions rassemblé les livres de chacun et on y piochait librement. C’était la seule façon, dans ce contexte, de pouvoir continuer de s’échapper et de rêver. »

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