“Au fond qu’est-ce qu’une humaine existence
Un fugace éclair de conscience…”   

Ainsi s’exprime Antoine Pol la veille de sa mort en 1971.
   Comme un codicille au poème qu’il avait écrit 60 ans plus tôt et publié ensuite en 1918 dans un recueil intitulé “Émotions poétiques”.   Mais me direz-vous, pourquoi nous parler aujourd’hui de cet illustre inconnu?


   Dans les années 40, un autre inconnu à l’époque, nommé Georges Brassens découvre chez un bouquiniste ce recueil tombé dans l’oubli et en particulier ce poème:


Les passantes 


Je veux dédier ce poème 
A toutes les femmes qu’on aime 
Pendant quelques instants secrets 
A celles qu’on connaît à peine 
Qu’un destin différent entraîne 
Et qu’on ne retrouve jamais 

A celle qu’on voit apparaître 
Une seconde à sa fenêtre 
Et qui, preste, s’évanouit 
Mais dont la svelte silhouette 
Est si gracieuse et fluette 
Qu’on en demeure épanoui

A la compagne de voyage 
Dont les yeux, charmant paysage
Font paraître court le chemin
Qu’on est seul, peut-être, à comprendre
Et qu’on laisse pourtant descendre
Sans avoir effleuré la main

A celles qui sont déjà prises 
Et qui, vivant des heures grises 
Près d’un être trop différent 
Vous ont, inutile folie, 
Laissé voir la mélancolie 
D’un avenir désespérant 

Chères images aperçues 
Espérances d’un jour déçues 
Vous serez dans l’oubli demain 
Pour peu que le bonheur survienne 
Il est rare qu’on se souvienne 
Des épisodes du chemin 

Mais si l’on a manqué sa vie 
On songe avec un peu d’envie 
A tous ces bonheurs entrevus 
Aux baisers qu’on n’osa pas prendre 
Aux cœurs qui doivent vous attendre 
Aux yeux qu’on n’a jamais revus 

Alors, aux soirs de lassitude 
Tout en peuplant sa solitude 
Des fantômes du souvenir 
On pleure les lèvres absentes 
De toutes ces belles passantes 
Que l’on n’a pas su retenir.


   Brassens met ce poème en musique une première fois…  puis l’oublie. Mais ce texte ne cesse de l’habiter. Trente ans plus tard, il se décide à l’enregistrer; ce n’est qu’en 1971 que Georges Brassens retrouve la trace de l’auteur, ravi que son poème soit mis en musique. Mais Antoine Pol meurt avant d’avoir pu entendre la chanson créée en 1972 à Bobino.  

 “Les passantes” n’est pas la chanson-phare du 13ème 33 tours pressé la même  année . Dans un premier temps, elle est éclipsée par la chanson gaillarde qui donne son titre à l’album: “Fernande” dont je pense que bon nombre des lecteurs de cette chronique connaissent la première strophe… ou au moins la rime!  

 Mais au fil des années, cette chanson s’est imposée et Brassens l’a beaucoup chantée, en donnant même plusieurs versions. Maxime Le Forestier, Francis Cabrel et même Iggy Pop la mettront à leur répertoire. Graeme Allwright la chantera en anglais. Elle aura une version reggae et sera interprétée par des fanfares. En 2008, ce sera la bande originale du beau film d’Agnès Jaoui “Parlez-moi de la pluie”… et c’était la chanson préférée d’un vieil ami du grand Georges, Lino Ventura.  

     Antoine Pol aurait été ravi que son poème soit sauvé de l’oubli, et on aurait aimé lui demander si le poème de Charles  Baudelaire, écrit 60 ans auparavant avait déclenché son inspiration.

   Il y a dans les deux textes la même vision d’une beauté fugitive. Nostalgie et mélancolie habitent ces poèmes qui tentent tous les deux de saisir l’insaisissable et l’indicible.


                À une passante

La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d’une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l’ourlet;

Agile et noble, avec sa jambe de statue.
Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son œil, ciel livide où germe l’ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

Un éclair… puis la nuit! – Fugitive beauté
Dont le regard m’a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l’éternité?

Ailleurs, bien loin d’ici! trop tard! jamais peut-être!
Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
O toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais!

Merci Hélène pour ce texte émouvant.

Bonjour Michel,Ce beau texte m’a rappelé une lettre de Sorj Chalandon lue pendant le confinement par Augustin Trapenard .
    “A celles qui sont déjà prises 
Et qui, vivant des heures grises
près d’un être trop différent   
vous ont, inutile folie 
 laissé voir la mélancolie 
 d’un avenir désespérant.”


Aujourd’hui, les passantes ne passent plus 
certaines sont confinées auprès de cet être trop différent
prisonnières de cet avenir désespérant
Et c’est à elles que je m’adresse
A vous qui n’aviez que l’air libre pour respirer
la rue, le travail, les copines, tous ces instants sans lui
A vous qui rentrez le soir, la peur au ventre
en l’entendant marcher derrière la porte
A vous que ses silences terrorisent autant que ses cris
A vous qui cachez aux autres vos yeux meurtris derrière vos sourires tristes
A vous qui redoutez que sa main se transforme en poing
A vous qui protégez vos enfants de sa rage
A vous qui pleurez tout bas
A vous qui êtes prisonnière du virus de vos murs d’un homme cogneur
A vous qui êtes captive d’un salaud
Je ne connais pas votre prénom, mais à le prononcer, voilà les prénoms du monde
Tous les visages, toutes les couleurs de peau,
beau quartier, quartier vilain
vos larmes ont le même goût de sel
et, où que ce soit dans cette pièce misérable ou ce salon somptueux
vous êtes sœurs de douleur
Nous rendons hommage et c’est justice
aux soignants qui combattent à mains nues
Mais vous, qui vous console?
Lorsque vous souffrez, lorsque vous mourez
je n’entends monter que des voix de femmes;
Ils sont où les hommes, pas les mecs, les hommes qui devraient combattre avec vous ?
Depuis quelques jours, il vous a mis un bracelet électronique:
la promenade se fera autour du pâté de maison
quelques courses et retour à la case prison
Et le salaud, qui ne sait plus quoi faire de lui,
qui occupe le coin télé
le salaud qui boit la bière de trop
Nous sommes loin de vous, passantes
Nous applaudissons aux fenêtres
vous, dissimulées derrière vos volets
Mais, sachez que nous pensons à vous
nous pensons à vous, parce que, en plus des murs clos,
un minotaure vous terrorise
et que cette idée doit nous être insupportable à tous,
pas seulement en ces temps prisonniers, mais après, bien après…


C’est à vous, a dit le poète que je voulais dédier ces mots .

One thought on “Kaléidoscope 203: Passante(s).

  1. Merci Michel pour ce dernier Kaléidoscope où à nouveau tu nous entraînes dans l’œuvre de Brassens à travers le Poème d’Antoine Pol qu’il a mis en musique et chanté .
    Brassens dans sa version a supprimé deux strophes du poème d’origine .

    A la fine et souple valseuse
    Qui vous sembla triste et nerveuse
    Par une nuit de carnaval
    Qui voulut rester inconnue
    Et qui n’est jamais revenue
    Tournoyer dans un autre bal

    A ces timides amoureuses
    Qui restèrent silencieuses
    Et portent encor votre deuil
    A celles qui s’en sont allées
    Loin de vous, tristes esseulées
    Victimes d’un stupide orgueil.

    Ces deux strophes me semblent un peu redondantes et moins puissantes que les autres .
    Je t’avais déjà fait part de cette sensation au sujet de “Marquise” de Pierre Corneille , où Brassens avait taillé dans le texte et n’avait gardé que les strophes qui lui paraissaient essentielles , même chose dans “La Complainte des Gueux” de Richepin dont Brassens avait fait une version réduite : “Les oiseaux de Passage” ; Idem pour “La Marine” de Paul fort .
    Nous en avions conclu que Brassens avait l’art de saisir la force des poètes et savait aussi manier les ciseaux pour les sublimer!
    Mais Brassens n’est pas Léo Ferré et n’a jamais chanté de chanson couvrant une face complète de 33 tours . Alors a-t-il seulement cherché à élaguer pour faire entrer la poésie dans le format d’une chanson ?

    Quand je le verrai chez les gentils de l’au-delà faudra que je pense à lui poser la question !

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