La camarde a été particulièrement active cette semaine et après avoir fauché à 102 ans Lawrence Ferlinghetti, le dernier grand témoin de la Beat Generation, le compagnon de route de Jack Kerouac, William Burroughs, Allen Ginsberg et tant d’autres, elle s’en est pris à Joseph Ponthus, mort d’un cancer à 42 ans, ” fauché en pleine grâce” comme l’écrit Alexandra Schwartzbrod dans Libération. Il n’a eu, lui, le temps d’écrire qu’un seul livre mais quel livre. Je parlerai un jour prochain de À la ligne, Feuillets d’usine, étonnant roman-poème qui fait le récit de son expérience d’ouvrier intérimaire dans des abattoirs.

Mais je vais m’attarder un peu plus cette semaine sur le départ de Philippe Jaccottet, mort ce mercredi à 95 ans dans sa maison de Grignan où il s’était installé en 1953, l’année où Ferlinghetti créait à San Francisco une librairie mythique et un formidable lieu de rencontre qu’il a animé presque jusqu’à la fin de sa longue vie.
À propos de librairies, c’est aussi cette semaine que nous avons appris la mort programmée de la librairie Gibert à Paris créée il y a 135 ans: c’est un peu de l’esprit du Quartier Latin qui s’éteint avec la fermeture en mars de ces quatre boutiques de la place Saint Michel.
Quelques heures avant d’apprendre la mort de Philippe Jaccottet ce jeudi, j’arpentais les coteaux de mon village et j’admirais les amandiers en fleurs, songeant au beau recueil de Tahar Ben Jelloun, “Les amandiers sont morts de leurs blessures”, au poème de Mahmoud Darwich ( voir mon 34ème Kaléidoscope)
Pour décrire les fleurs d’amandiers” et au texte ci-dessous extrait du livre de Philippe Jaccottet “À travers un verger” :
“À chaque fois que je suis passé, en cette fin d’hiver, devant le verger d’amandiers de la colline, je me suis dit qu’il fallait en retenir la leçon, qu’ils auraient tôt fait de se taire comme chaque année; sans cesse autre chose m’a distrait de cette tâche, de sorte qu’à présent je ne peux plus me fier qu’au souvenir que j’en ai, déjà trop vague, presque effacé, incontrôlable. Néanmoins, je ne me déroberai pas.

C’était comme si je découvrais une espèce différente d’amandiers (probablement du seul fait de leur nombre, ou de leur répartition, du lieu ou même la couleur du ciel ces jours-là). Leur floraison semblait plus confuse, plus insaisissable ; et surtout d’un blanc moins pur et moins éclatant que celui d’une fleur isolée, observée de près. Aurais-je dû regarder mieux, m’arrêter, réfléchir? De toute façon, à présent, c’est trop tard. Il ne me reste dans la mémoire qu’un brouillard à peine blanc, en suspension au dessus de la terre encore terreuse, devant les sombres chênes-verts, en ce bas de pente ; ce bourdonnement de blanc…Mais “blanc” est déjà trop dire, qui évoque une surface nette renvoyant un éclat blanc. Là c’était sans aucun éclat (et pas transparent pour autant). Timide, gris, terne? Pas d’avantage. Quelque chose de multiple, cela oui, un essaim, de multiplié : des milliers de petites choses, ou présences, ou taches, ou ailes, légères – en suspens, de nouveau, comme à chaque printemps ; une sorte d’ébullition fraîche ; un brouillard, s’il existait un brouillard sans humidité, sans mélancolie, où l’on ne risque pas de se perdre ; quelque chose, à peine quelque chose…

Essaim, écume, neige : les vieilles images reviennent, elles sont pour les moins disparates. Rien de mieux.”

Toute l’œuvre de Jaccottet est marquée par cette attention à la nature, au surgissement de sa beauté éphémère et subtile que le poète s’efforce de saisir.

Les titres de ses livres en portent témoignage : La promenade sous les arbres- À la lumière d’hiver – Pensées sous les nuages- La semaison – Le cerisier- Cahier de verdure…

Mais cette contemplation de la nature n’est jamais mièvre. La mélancolie n’est jamais loin et “À travers un verger” résonne aussi d’échos beaucoup moins bucoliques : “J’ai toujours eu dans l’esprit, sans bien m’en rendre compte, une sorte de balance. Sur un plateau il y avait la douleur, la mort, sur l’autre la beauté de la vie. Le premier portait toujours un poids beaucoup plus lourd, le second, presque rien d’impondérable. Mais il m’arrivait de croire que l’impondérable pût l’emporter, par moments.”

J’avais eu le privilège de bavarder avec lui en 2007 dans la galerie de Grignan où exposait son épouse Anne-Marie. Nous avions parlé de ses innombrables traductions et en particulier de ce monument de la littérature de langue allemande qu’est “L’homme sans qualités” de Robert Musil. Il semblait heureux d’avoir mené à bien une si gigantesque tâche et s’en être détaché. Avoir aussi traduit du grec ( Homère! Excusez du peu!), de l’espagnol et de l’italien, avoir appris le russe pour apprécier la poésie de Mandelstam … tout cela était derrière lui et il préférait me parler du récit de son voyage en Syrie qu’il venait d’envoyer à son éditeur et me demander des nouvelles de la librairie. J’admirais son visage de beau vieillard. Il me faisait penser à un sage oriental. Je ne connaissais pas alors son intérêt pour les haïku. J’étais ému par sa bienveillante simplicité, heureux de cette rencontre de hasard qui me faisait relire le soir même ce lumineux texte extrait de “Tout n’est pas dit” publié au Temps qu’il fait intitulé “Comment lire la poésie“. En voici quelques extraits.

” …Ouvrir un livre de poésie, c’est vouloir s’éclairer avec une bougie en pleine déflagration de bombe à hydrogène. Parier pour la bougie, en ce cas, est tout à fait insensé, et cependant, c’est peut-être dans ce genre de pari que réside notre avenir. Je veux dire que si nous ne croyons pas au pouvoir de ce qui est presque invisible, nous pouvons aussi bien désespérer et juger la partie vaine, perdue d’avance.(…)

Comment lire la poésie ? Pour le roman, tout est facile, il suffit de suivre l’histoire au fil des pages, et nous voilà distraits, emportés . Mais ces textes souvent sans lien, sans ordre au moins apparent, la suite des Fleurs du Mal, par exemple, ou les Alcools d’Apollinaire, pour m’en tenir à des auteurs illustres, comment les prendre? (…)

Il faut évidemment accepter une condition préalable qui, elle aussi, est un défi à notre époque : celle de l’arrêt. Il faut suspendre un instant le tourbillon de l’action, le mouvement de notre hâte inquiète, assourdissante, s’immobiliser, et laisser s’ouvrir cette étrange promesse comme on voit s’ouvrir une graine. L’opposition de la poésie et des grands événements de notre temps, c’est peut-être le combat de la graine et du tonnerre.”

Et pour terminer, en hommage, un modeste haïku,
Ce soir
les amandiers en fleurs
sous la lune

Et quelques lignes de Leçons que m’envoie Christian, lecteur toujours attentif:

Un homme, (ce hasard aérien,

plus grêle sous la foudre qu’insecte de verre et de tulle,

ce rocher de bonté grondeuse et de sourire,

ce vase plus lourd à mesure de travaux, de souvenirs),

arrachez-lui le souffle : pourriture.

Qui se venge et de quoi par ce crachat ?

Ah, qu’on nettoie ce lieu.

One thought on “Kaléidoscope 136: Philippe Jaccottet. Poésie. Amandiers.

  1. Bonjour,
    Ce matin, Béatrice Vialle-Jeanningros, ma sœur m’invite à découvrir votre site. J’apprends avec énormément de tristesse le décès de Joseph Ponthus. Je l’ai rencontré avec bonheur sur Besançon lors de l’événement “Livres dans la boucle” puis ai interprété l’an dernier un des chapitres de son livre “A la ligne” dans un atelier lecture à voix haute
    Si c’est possible, je souhaiterais recevoir vos fragments culturels du samedi matin. Quelle est la voie à emprunter ?
    Merci de votre retour
    Bien cordialement. Dominique Jeanningros 0678566942

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