“À quelques milles au sud de Soledad, la Salinas descend tout contre le flanc de la colline et coule, profonde et verte. L’eau est tiède aussi, car, avant d’aller dormir en un bassin étroit, elle a glissé, miroitante au soleil, sur les sables jaunes. D’un côté de la rivière, les versants dorés de la colline montent en s’incurvant jusqu’aux masses rocheuses des monts Gabilan, mais, du côté de la vallée, l’eau est bordée d’arbres : des saules, d’un vert jeune quand arrive le printemps, et dont les feuilles inférieures retiennent à leurs intersections les débris déposés par les crues de l’hiver; des sycomores aussi, dont le feuillage et les branches marbrées s’allongent et forment voûte au-dessus de l’eau dormante. Sur la rive sablonneuse, les feuilles forment, sous les arbres, un tapis épais et si sec que la fuite d’un lézard y éveille un long crépitement. Le soir, les lapins, quittant les forêts, viennent s’asseoir sur le sable, et les endroits humides portent les traces nocturnes des ratons laveurs, les grosses pattes des chiens des ranches, et les sabots fourchus des cerfs qui viennent boire dans l’obscurité.”

En relisant ces premières lignes du roman de John Steinbeck, Des souris et des hommes je me souviens de l’émotion qui m’avait étreint à la première lecture, adolescent, de ce petit livre… qui est un grand livre.
Je me souviens aussi que Lucien Vargoz m’avait donné le rôle de Slim dans l’adaptation qu’il avait faite pour ce théâtre de poche où les gradins rustiques permettaient d’accueillir une quarantaine de personnes. Ce n’était pas facile de jouer à moins de deux mètres des spectateurs des premiers rangs et j’aurais apprécié une myopie plus prononcée ! Mais cette proximité donnait à la pièce une intensité d’émotions telle que nous avions du mal à retenir nos larmes au moment du (virtuel) baisser de rideau.
John Steinbeck écrivit en 1937 “Of mice and men” qui connut un succès immédiat dont témoigne l’adaptation théâtrale jouée la même année. Le titre singulier est emprunté à un poème de Robert Burns qui annonce au lecteur qu’il va assister à une tragédie: ” Les plans les mieux conçus des souris et des hommes souvent ne se réalisent pas.”
C’est dans le cadre bucolique de la vallée de la Salinas que le lecteur fait connaissance avec Georges et Lenny, deux journaliers qui vont de ranch en ranch pour louer leur force de travail. Celle de Lenny est colossale, mais c’est un innocent, inconscient de la puissance de ses grosses mains qui aiment tant caresser la douceur du pelage d’une souris ou d’un petit chien… Il voue une admiration sans bornes à son ami Georges qui doit le protéger et l’empêcher de faire des bêtises. Ils rêvent tous les deux d’acheter une petite ferme où Lenny pourra s’occuper des lapins.
Si je viens de relire encore ce roman bouleversant sur la solitude des êtres humains c’est grâce à Rebecca Dautremer qui vient de s’emparer magistralement du texte de John Steinbeck. La délicatesse de ses gouaches et de ses dessins renforce l’intensité du texte, la simplicité fruste des dialogues que le traducteur M.-E Coindreau avait bien perçu dans son introduction à l’édition originale:” Tout y est à sa place et il n’y a pas un mot de trop. La rudesse indispensable n’y prend jamais l’allure de basse vulgarité ; le réalisme des personnages est voilé par la poésie du rêve ; la sentimentalité s’arrête juste au moment où l’on pourrait craindre qu’elle ne devint de la sensiblerie…”
Rebecca Dautremer rend justice à ces gens de peu, à leur recherche d’un paradis perdu, ces êtres simples croqués sur le vif par John Steinbeck ; la dessinatrice met en scène, avec la simplicité d’un crayon sensible, les dialogues qui forment l’essentiel du livre, les rêves d’une petite ferme où George et Lenny seront libres et n’auront de comptes à rendre à personne et où le vieux Candy, qui a laissé tuer son vieux chien, rêve d’avoir aussi sa place. Rêve de la “femme à Curley”, la seule personne dans le livre qui n’a pas de nom et rêve d’avoir le sien en haut d’une affiche de cinéma.

Offrez-vous ou faites-vous offrir ce “roman graphique” exceptionnel que la
toute jeune maison d’édition Tishina a imprimé avec amour et un soin incomparable.

“Un art singulier nous conduit à combler les vides et les blancs du dessin. Nous achevons le travail du romancier. Nous complétons le canevas. Nous remplissons la trame.
Le livre une fois fermé, ses personnages sont passés en nous, pas seulement avec leurs visages , leurs épaules, leurs rires, leurs gémissements et leurs meurtres, mais avec leur identité la plus secrète, leur plus souterraine vérité.”
C’est comme si Joseph Kessel, dans cet extrait de sa préface qui date de 1949 avait pressenti qu’un jour Rebecca Dautremer déposerait avec délicatesse ses dessins sur les mots simples de John Steinbeck.

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