Et si cette pandémie était une chance à saisir ? Loin de moi l’idée de nier les souffrances de ceux qui sont confinés dans un petit espace: chambre d’Ehpad, cellule de prison… et pire, de ceux qui subissent, dans un petit appartement, les violences d’un parent ou d’un mari violent.
Mais Bruno Latour, philosophe, anthropologue et sociologue s’interroge et nous interroge ce vendredi 3 avril sur France Inter dans un grand entretien de 24 minutes avec Nicolas Demorand. ” Si on ne profite pas de cette situation incroyable pour changer, c’est gâcher une crise.” Bruno Latour nous rappelle, ce que nous aurions tendance à oublier, c’est qu’en décembre et en janvier on allait vers une catastrophe climatique. Tous les voyants étaient au rouge. Il faut profiter de cet arrêt général pour réfléchir ( cela me fait penser à la BD de Gébé L’an 01 publiée dans Charlie-Hebdo dans les années 70 et au film de Jacques Doillon sous-titré ainsi : on arrête tout, on réfléchit et c’est pas triste.) Le virus nous donne cette leçon qu’il faut profiter de cet arrêt- qu’on imaginait impossible – pour infléchir la trajectoire de l’humanité.
Dans un passionnant article d’ AOC, quotidien d’idées en ligne, Bruno Latour développe l’idée que “si tout est arrêté, tout peut être remis en cause, infléchi, sélectionné, trié, interrompu pour de bon ou au contraire accéléré. L’inventaire annuel, c’est maintenant qu’il faut le faire. A la demande de bon sens : « Relançons le plus rapidement possible la production », il faut répondre par un cri : « Surtout pas ! ». La dernière des choses à faire serait de reprendre à l’identique tout ce que nous faisions avant.

Il y a peut-être quelque chose d’inconvenant à se projeter dans l’après-crise alors que le personnel de santé est, comme on dit, « sur le front », que des millions de gens perdent leur emploi et que beaucoup de familles endeuillées ne peuvent même pas enterrer leurs morts. Et pourtant, c’est bien maintenant qu’il faut se battre pour que la reprise économique, une fois la crise passée, ne ramène pas le même ancien régime climatique contre lequel nous essayions jusqu’ici, assez vainement, de lutter.

En effet, la crise sanitaire est enchâssée dans ce qui n’est pas une crise – toujours passagère – mais une mutation écologique durable et irréversible. Si nous avons de bonnes chances de « sortir » de la première, nous n’en avons aucune de « sortir » de la seconde. Les deux situations ne sont pas à la même échelle, mais il est très éclairant de les articuler l’une sur l’autre. En tout cas, ce serait dommage de ne pas se servir de la crise sanitaire pour découvrir d’autres moyens d’entrer dans la mutation écologique autrement qu’à l’aveugle.

La première leçon du coronavirus est aussi la plus stupéfiante : la preuve est faite, en effet, qu’il est possible, en quelques semaines, de suspendre partout dans le monde et au même moment, un système économique dont on nous disait jusqu’ici qu’il était impossible à ralentir ou à rediriger. À tous les arguments des écologistes sur l’infléchissement de nos modes de vie, on opposait toujours l’argument de la force irréversible du « train du progrès » que rien ne pouvait faire sortir de ses rails, « à cause », disait-on, « de la globalisation ». Or, c’est justement son caractère globalisé qui rend si fragile ce fameux développement, susceptible au contraire de freiner puis de s’arrêter d’un coup.

D’où cette découverte incroyable : il y avait bien dans le système économique mondial, caché de tous, un signal d’alarme rouge vif avec une bonne grosse poignée d’acier trempé que les chefs d’État, chacun à son tour, pouvaient tirer d’un coup pour stopper « le train du progrès » dans un grand crissement de freins. Si la demande de virer de bord à 90 degrés pour atterrir sur terre paraissait encore en janvier une douce illusion, elle devient beaucoup plus réaliste : tout automobiliste sait que pour avoir une chance de donner un grand coup de volant salvateur sans aller dans le décor, il vaut mieux avoir d’abord ralenti…”

À la fin de son article- que je voudrais citer in-extenso – Bruno Latour nous pose plusieurs questions fondamentales parmi lesquelles celles-ci :

À quoi est-ce que l’on tient?
Qu’est-ce qui nous est indispensable ?
Quelles sont les activités maintenant suspendues dont nous souhaiterions qu’elles ne reprennent pas?

Dans un entretien prémonitoire à Télérama en décembre 2017 à l’occasion de la sortie de son livre Où atterrir ? Comment s’orienter en politique Bruno Latour déclarait : ” Nous devons habiter autrement cette terre que nous croyions si bien connaître.”

Ces mots entre en résonance avec ceux de Fred Vargas écrits il y a douze ans et lus par Charlotte Gainsbourg où elle fait dire à notre planète ” Sauvez-moi ou crevez avec moi.” Voici ces premiers mots qui accompagnent cette belle vidéo d’animation de 4 minutes qui circule en ce moment sur la toile:
“Nous y voilà, nous y sommes. Depuis cinquante ans que cette tourmente menace dans les hauts-fourneaux de l’incurie humaine, nous y sommes. Dans le mur, au bord du gouffre, comme seul l’homme sait le faire avec brio, lui qui ne perçoit la réalité que lorsqu’elle lui fait mal. Telle notre bonne vieille cigale à qui nous prêtons nos qualités d’insouciance. Nous avons chanté, dansé. Quand je dis “nous”, entendons un quart de l’humanité tandis que le reste était à la peine…”

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *